Cette conversation a eu lieu au Musée Evita de la ville de Buenos Aires en octobre 2012.
Ernesto Laclau, (1935-2014) Philosophe.
Chantal Mouffe, Philosophe. Professeur de Théorie Politique à Université de Westminster, Londres, Angleterre.
Jean-Luc Mélenchon, Député européen et leader du Front de Gauche en France.
Paula Biglieri, Politologue. Chercheuse du CONICET, Professeur à l’UBA/UNLAM.
Paula Biglieri (PB) : Le néolibéralisme a deux types de conséquences. D’un côté, des conséquences économiques, qui ont été les mêmes sur toute la planète : taux de chômage élevé, concentration de la richesse, spéculation financière, limitation des droits sociaux et du travail, etc. De l’autre, des conséquences politiques, qui semblent différentes [selon les endroits]. En Amérique latine, elles ont donné lieu à une nouvelle situation avec l’arrivée de gouvernements populaires qui ont cherché à renforcer l’exercice de la souveraineté populaire mais elles ont donné lieu à une autre situation – contraire – en Europe, où prédomine une tendance à restreindre les espaces de participation où se manifeste cette souveraineté. Dans ce sens, je voudrais vous demander un diagnostic de la situation en Europe et en Amérique latine et vous demander si, dans le cas de l’Europe, nous devons commencer à suivre l’hypothèse selon laquelle on est en train d’entrer dans la post-démocratie.
Jean-Luc Mélenchon (JLM) : Je crois que nous observons en Amérique du Sud et en Europe une discordance des temps politiques, mais que c’est une même conjoncture. L’Amérique du Sud a été frappée en premier, très fortement, par le néolibéralisme, et aujourd’hui c’est au tour de l’Europe. Ma thèse est que ce qui s’est passé en Amérique latine va se passer en Europe ; Certes ce sera sous une forme clairement différente, de la même manière qu’il y a un même processus en cours en Amérique du Sud, mais qui prend des formes différentes entre la Bolivie, le Venezuela, l’Argentine, l’Equateur. Les fondements sont les mêmes. Donc, ici en Amérique latine, nous avons connu aussi une post-démocratie, un moment où les formes semblaient démocratiques, il y avait des élections, mais avec un niveau d’abstention immense, comme on l’a eu en Europe. Il y avait des partis politiques mais, quels que fussent leurs noms, ils pratiquaient une politique unique à droite et à gauche. La figure caricaturale fut celle du Venezuela, avec ce fait incroyable que représenta la signature de l’accord du « Point fixe »[1]. On ne pouvait l’appeler mieux : « Point fixe » ! Ce n’est pas important qu’il soit de gauche ou de droite : il n’y a aucune alternative, mais une alternance. Cela nous l’avons vécu ici, en Amérique du Sud. Et je crois que comme qu’il y a de nombreuses similitudes, non seulement entre les structures politiques, mais aussi entre les cultures – la référence à l’État de droit, la culture de la loi écrite et tant d’autres choses – et aussi les influences, la manière de faire de l’Amérique du Sud a été assez écoutée et observée depuis l’Europe dans les années 1980. Il y avait déjà une similitude entre l’expérience d’Allende et celle de la gauche française. Donc, une nouvelle fois, ce que nous avons constaté ici, nous allons le constater en Europe. Le processus de destruction de la société par les politiques d’ajustement structurels a commencé en Grèce et il est ensuite arrivé au Portugal, en Espagne, en Italie. Il entre en France. Donc, d’un côté ou de l’autre, la chaîne va craquer. Ici nous observons qu’ici [en Amérique latine] c’est un moment d’expansion de la démocratie. On cherche des formes et des lois nouvelles, comme ici celle du droit de vote à 16 ans, ou là des formes de pouvoir populaire pour élargir la démocratie avec le refenredum révocatoire, ou encore ailleurs une intégration de l’État pour l’utiliser dans la lutte pour étendre la démocratie à la base ou dans les médias. En Europe, en revanche, nous vivons une situation qui est presque incroyable pour nous. Je l’appelle l’Europe « austéritaire », avec les mots « austérité » et « autoritaire », car l’autoritarisme augmente en Europe. Petit à petit, ça se ressent du point de vue institutionnel notamment avec le traité budgétaire [2]. Avant que le Budget ne soit examiné par les Parlements de chaque peuple, de chaque nation, il doit d’abord être approuvé par la Commission européenne et, ensuite, lorsque les Parlements interviennent, si la délibération n’est pas conforme à ses objectifs économiques et financiers, la Commission peut le changer. Elle peut même punir un peuple en lui infligeant une amende. C’est une forme d’autoritarisme, mais ce n’est pas la seule. Il y a des décisions comme celle d’abaisser le niveau des autorisations pour faire une manifestation ou une grève. Ainsi, ils ont interdit les manifestations lorsque Madame Merkel est allée en Grèce. Ils les ont interdites, c’est une chose incroyable ! Pendant les années de la Guerre froide, on ne pouvait pas faire des manifestations contre Eisenhower ou d’autres personnages qui venaient chez nous. En Espagne aujourd’hui, ils sont en train d’interdire certaines formes de grève ; en France, le gouvernement de gauche n’a pas changé la loi qui criminalise l’action syndicale. Donc, oui, nous sommes dans un moment très difficile : tout ça peut mal finir.
Chantal Mouffe (CHM) : En réalité, je voudrais mettre l’accent concrètement sur cette dernière phrase que tu as dite : « cela peut mal finir », parce que au debut, ce que tu disais semblait un petit peu optimiste : nécessairement, l’Europe va suivre le modèle latino-américain. Je me suis dit : « Je l’espère ! car c’est ce pour quoi nous sommes en train de nous battre ». C’est très important, comme je disais hier à Ernesto, que l’Europe se latino-américanise. Nous – avec Doreen (Massey)[3] aussi – nous sommes battues pour donner une vision de l’expérience latino-américaine beaucoup plus positive dans la gauche européenne, mais c’est très difficile. Et actuellement nous sommes une minorité, Jean-Luc. Par exemple, concernant la crise du néolibéralisme, prenons le cas de la Grèce. Il y a Syriza[4], mais de ces types de crise il n’y a aucune certitude qu’il va en sortir une situation plus progressiste. Nous conaissons les cas historiques. Une crise peut déboucher sur la gauche ou sur la droite, cela dépendra énormément des forces de gauche ; si elles seront capables, justement, d’offrir une sortie alternative, et dans ce sens, je ne suis pas très optimiste. J’ai insisté sur la post-politique ; il y a des gens qui mettent l’accent sur l’élément économique, qui disent : « ce sont les lobbies, ce sont les banques » qui sont coupables. Je crois que c’est important de le pointer. Mais il faut aussi penser aux conséquences sur le plan culturel sur les mentalités. Parce qu’il me semble que le néolibéralisme a eu un impact énorme dans nos sociétés de consommation. Donc, l’unique chose à laquelle pensent les gens est s’ils peuvent ou pas acheter plus de choses et ils ne prennent évidemment pas en compte les conséquences écologiques ou d’exploitation des pays. En réalité, en Europe, nous avons aussi besoin d’une révolution culturelle pour rompre avec cela. Il faut lutter dans ce sens, mais il n’y a aucune assurance que nous puissions y arriver.
Ernesto Laclau (EL) : Je crois que nous ne savons pas très bien comment nous allons sortir de cette crise, mais ce que nous avons très bien c’est comment nous y sommes entrés. Nous sommes entrés par toute la politique de dérégulation, le renoncement de l’État à son rôle de régulateur de l’économie, qui est absolument central, de la redistribution, et tout ce qui est lié à l’État. Dans ces conditions, évidemment, la crise était plus ou moins inévitable. Nous avons uniformisé l’Europe à certains niveaux, mais pas à d’autres. Aujourd’hui il est question de créer un contrôle fiscal [européen]. C’est-à-dire qu’il ne peut pas y avoir des uniformisations partielles, ni d’un autre côté qu’elles soient exclusivement au niveau du pouvoir financier et économique ; il faut avoir une politique plus globale de participation, qui crée progressivement les bases pour une action uniformisatrice globale. Hier[5], Jean-Luc disait dans sa présentation que s’il y avait une Europe des droits, ces droits devraient être à la base de n’importe quel projet communautaire. Si cela ne s’applique pas, évidemment, cela donnera une uniformisation partielle, relative, et cela ne résoudra en aucun cas les problèmes en face desquels nous sommes. Aussi, il me semble que le cadre futur dépend de comment se mobilisent les forces qui peuvent créer des alternatives en Europe. Et il me semble que, lentement, ces forces sont en train de surgir au milieu de beaucoup de contradictions idéologiques internes à elles-mêmes. Mais c’est le terrain où la lutte doit se tenir.
CHM : Bon, mais en Europe aussi on est un petit peu plus pessimistes par rapport à ça. Si on voit les conséquences de la crise, il y a une tendance à un repli nationaliste.
EL : Oui.
CHM : Et en réalité, c’est un peu ironique, mais, maintenant, les forces qui poussent vers une plus grande intégration européenne sont représentées par Merkel et c’est devenu un credo néolibéral. Ils se sont rendus compte qu’en réalité, pour défendre le modèle néolibéral, ils avaient aussi besoin d’union politique, mais ils veulent renforcer l’Europe néolibérale. Et, pour une partie de la gauche… je vois aussi des gens qui sont dans les parties les plus intéressantes la gauche qui ne sont pas « pro-européens » parce qu’ils identifient l’Europe au modèle néolibéral, et ils disent : « cela, nous ne pourrons pas changer et il faut sortir de l’euro, parce que c’est l’un des nœuds centraux de la force néolibérale, et sans rompre avec l’euro nous ne pourrons pas rompre avec le néolibéralisme ». Donc, c’est certain, je suis d’accord : ce qui est nécessaire c’est une unification de notre action en Europe. Par exemple, je dis souvent que ce dont nous avons besoin, c’est que les différents groupes de gauche en Europe créent réellement un mouvement. Malheureusement, je ne vois pas tellement de signes qui aillent dans cette direction. La tendance est bien plus d’être antieuropéen, anti-Europe néolibérale, plutôt que d’essayer de créer ce grand mouvement pour une gauche réelle au niveau européen.
EL : Je suis d’accord.
JLM : Moi je ne suis pas d’accord. Je suis plutôt plus optimiste : il faut voir le moment. En Europe, nous avons subi deux échecs gigantesques. Premièrement, la chute du soi-disant camp socialiste – comme s’il s’agissait de la fin de l’Histoire, comme l’avaient proclamée les gringos – et, deuxièmement, une chute qui a fait moins de bruit : celle de la social-démocratie. Aujourd’hui encore, on l’appelle social-démocratie mais elle n’existe plus en Europe car la social-démocratie est un modèle de fonctionnement de la gauche très précis, c’est-à-dire un parti politique qui travaille avec le mouvement social organisé en syndicats puissants. Cela n’existe plus : les partis socialistes sont en train de détruire l’État social qu’eux-mêmes avaient construit. Le cas le plus caricatural est celui des Allemands, qui ont la social-démocratie la plus puissante du monde. Ils ont détruit l’État social ; c’est le premier pays qui a augmenté l’âge de la retraite, de 62 à 65 ans et ensuite à 67 ans. Par conséquent, c’est un échec tellement grand que nous avons besoin de temps pour le dépasser. Premièrement, il faut que chacun se rende bien compte de ce qui a déjà disparu. Le communisme d’État n’existe plus. La génération qui a soutenu le champ socialiste est vivante, elle est ici, ce sont nos amis, nos frères et nos camarades, et cela vit encore dans leurs esprits. Et c’est la même chose pour la social-démocratie. Moi j’ai été pendant 30 ans membre du Parti socialiste, et pendant 15 ans membre de sa direction. Ça a été un déchirement pour moi de quitter le Parti socialiste. Ça a été tres difficile. Beaucoup considèrent aujourd’hui que le Parti socialiste est un moyen de combat, qu’un gouvernement social-démocrate est différent de la droite, et il est différent. Mais, au final, la construction intellectuelle de la social-démocratie actuelle nous l’appelons, nous, le « social-libéralisme ». C’est un euphémisme car il n’y a rien de social dans le libéralisme. C’est donc juste une façon de le nommer pour montrer ce qu’il est sans dire que c’est la droite. Nous avons donc actuellement deux fronts de combat. Mais comme tu le disais, un troisième est là : le front culturel. Parce que le néolibéralisme n’a pas été seulement un fait politique. Il a avant tout été un fait culturel qui a pénétré assez profondément les moeurs.
CHM : Tu dis que tu n’es pas d’accord avec ma vision un peu pessimiste, mais tout ce que tu dis renforce cette conception.
JLM : Mais moi, j’ai le devoir d’être optimiste. C’est mon devoir.
CHM : D’accord, oui, l’optimisme de la volonté…
JLM : L’optimisme de l’action. Observez ce qui est en train de se passer. Jusqu’à l’année dernière, aux éléctions présidentielles en France oùj’ai atteint 11%, il n’y avait pas une force capable de représenter l’idée qu’une alternative était possible. Nous, le Front de Gauche, né en 2009, nous nous maintenons à 5% ou 6% des voix aux elections locales. Nous ne savons pas on va augmenter ou non. Mais aujourd’hui on est présents. En Grèce, SYRIZA et le camarade Tsipras qui faisaient 4,5%, sont passés à 18% puis à 28%… un peu plus et ils prenaient le pouvoir. Nous, en France, nous avons manqué de peu la formation d’un bloc sans lequel il n’y avait pas de majorité à l’Assemblée Nationale. Imaginez, Chantal, si avec ce bloc de 30 députés et Tsipras au pouvoir en Grèce, on avait dit : c’en est fini de l’Europe libérale. Et tout cela parce que nous l’aurions bloquée en deux endroits. Et un autre élément qui me rend optimiste c’est la Conféderation Européenne des Syndicats, qui jusqu’à cette année avait été d’accord avec les traités européens et avec le fonctionnement de l’euro, mais qui aujourd’hui, pour la première fois, s’est opposée au traité. Nous avons eu en France une manifestation très puissante à l’appel du Front de Gauche et des mouvements sociaux le 30 septembre dernier et, une semaine après, une autre très grande à l’appel de la CGT. En Espagne, chaque semaine il y a des manifestations. Tu as raison : nous n’avons aucune certitude sur le sens dans lequel le vent va tourner, mais pour la première fois nous ne sommes pas réduits à la parodie de défendre ou non telle ou telle petite chose. Aujourd’hui, cela est en train de prendre de l’ampleur. De toute façon, tu as raison. Moi aussi, cela m’effraie : comment est-il possible qu’en Grèce, après neuf plans d’austérité, les gens supportent encore ? Ils font des manifestations, des grèves, mais la résignation est tout de même plus forte. Parce que je crois qu’il n’y a pas d’alternative globale crédible en Europe.
EL : Il me semble qu’il est nécessaire de créer des alternatives politiques qui peuvent surgir peu à peu, parfois modestement, comme en France, même si elles sont plus modestes encore en Allemagne. En France, vous avez une certaine force et, si le processus se vérifie dans la direction que nous sommes en train de tracer, il est probable que les alternatives seront plus fortes. En Grèce, elles sont déjà très puissantes : elles peuvent arriver à former facilement un gouvernement si la coalition de Samaras s’effondre.
JLM : Ernesto, si tu m’y autorises, le problème que nous avons en Grèce est aussi que l’alternative est divisée en deux, parce que le Parti communiste de Grèce est en train de s’attaquer davantage aux camarades de Tsipras. S’ils avaient réalisé l’unité entre eux, ils seraient aujourd’hui au pouvoir, et la faute repose sur ce parti.
CHM : Mais historiquement, cette unité était impossible, parce que ces deux groupes se sont opposés depuis la guerre civile.
PB : En ce qui concerne le débat que vous êtes en train de poser, les expressions de la gauche en Amérique latine ont une dimension populiste qui semble être une spécificité de la région. Croyez-vous qu’on puisse donner une dimension populiste en Europe?
CHM : Il faut éclaircir un peu les choses et conclure la discussion que nous avons commencée. Pour moi aussi il y a des signaux très positifs, mais je perçois que ce mouvement n’aura pas de succès s’il ne se fait pas au niveau européen. Le problème grec ne se résoudra pas uniquement en Grèce, celui de la France uniquement en France. Il est très important qu’il y ait un mouvement de gauche avec une dimension européenne, parce que je crois que c’est seulement à ce niveau, et pas dans un seul pays, qu’on pourra avoir une alternative au néolibéralisme.
JLM : Tu as raison, Chantal. Je suis tout à fait d’accord avec toi en ce qui concerne le cas global. Mais nous devons développer des étapes successives. Quelqu’un sera le premier à gagner, que ce soit Tsipras ou moi. Ensuite, nous devons confirmer [cette victoire] dans toute l’Europe. Nous avons un parti pour le faire qui est en train de naître : c’est le Parti de la Gauche européene. 25 ou 27 partis sont inclus dans ce front européen. Nous sommes conscients que c’est à ce niveau que nous allons résoudre les problèmes ; c’est certain, et aujourd’hui la situation n’est pas si bonne…
CHM : Non, c’est vrai, et c’est pourquoi, pour revenir à la question du populisme, je crois que ce dont nous avons besoin aujourd’hui c’est un mouvement européen du populisme de gauche, qu’il existe réellement un populisme européen de gauche. C’est de cela dont nous avons besoin.
JLM : En France, le terme « populiste » est très méprisé ; c’est une manipulation de la droite et des médias. Que font-ils ? Ils mettent dans le même sac la nouvelle gauche et l’extrême droite. Le paroxysme en France a été atteint par un dessinateur très connu et très stupide qui est, de plus, dans un certain sens, un criminel intellectuel, qui s’appelle Plantu, avec un dessin dans lequel madame Le Pen et moi tenions le papier d’un même discours, qui passait de sa main à la mienne, et où j’étais vêtu d’un uniforme semblable à ceux des nazis. Cela a été un moment terrible pour nous. Depuis ce jour, j’insiste en disant qu’entre eux et nous, il y a un fleuve de sang. Donc [le populisme] est un terme méprisé, qui permet à la bourgeoisie et aux médias des puissants de dire que le peuple est assigné à des tâches « laides », que le peuple est assigné à l’extrême droite et au populisme, c’est-à-dire que nous réveillons des instincts les plus bas. Je me suis posé plusieurs fois la question : est-ce que je réveille des instincts les plus bas ? C’est-à-dire : changer la Constitution, partager la richesse, sortir de l’Europe libérale, cela est « un instinct très bas » ? Non, c’est un programme politique. Donc, le populisme en Europe aujourd’hui est désigné comme l’ennemi, et c’est un moyen pour les puissants de montrer que l’ennemi c’est le peuple.
EL : Moi je crois que le discours de la droite ne sera pas un discours populiste face à un autre discours populiste ; il sera un discours du statu quo néolibéral avec les institutions actuelles face à n’importe quel type de populisme. Ensuite, l’exercice consiste à dire « Mélenchon c’est la même chose que Le Pen ». Étant donné que madame Le Pen sera rejetée systématiquement, cela va répandre un souffle négatif sur Mélénchon ; mais le discours consistera à essayer de préserver le statu quo. L’autre jour, dans un débat à la télévison française, Plantu a dit que dans le Venezuela de Chávez on avait assassiné autant de gens que dans le Chili de Pinochet ! Bon, quelqu’un qui pense en ces termes, on sait très bien ce qu’il mettra dans ses dessins. En d’autres mots, je crois que revendiquer le terme « populiste » depuis un point de vue de gauche est une tâche sémantique fondamentale pour la gauche elle-même.
JLM : Pour moi ça sera difficile.
EL : Bon, ça sera difficile pour toi, mais…
JLM : Mais tu as raison, car ce que tu décris c’est précisément la réalité de ce qui se passe.
EL : J’ai dit il y a longtemps qu’il faut faire avec le populisme ce que les chrétiens ont fait avec la croix : transformer un symbole d’ignominie en un symbole positif. Le problème, c’est que pour faire cela, il est nécessaire que le terme populiste commence à se charger d’autres significations. C’est à dire que je suis complètement opposé avec l’idée de dire : « Je suis populaire, pas populiste », parce que cela revient à dire à la droite : « Tout ce que vous dites sur le populisme est correct, mais je ne suis pas populiste ». C’est à dire qu’en faisant ça, on est en train de leur concéder la moitié de l’argument. Au contraire, ce qu’il faut dire c’est : « Ce que vous êtes en train de faire avec la croisade antipopuliste c’est d’essayer de défendre le statu quo néolibéral » et c’est un écran de fumée qu’ils lancent en cherchant à mélanger des mouvements politiques complètement différents de ce point de vue. Dit autrement, il me semble que, d’une certaine manière, si une alternative politique doit surgir en Europe, elle devra être une alternative populiste de gauche, c’est à dire, un programme alternatif dont l’objectif est de constituer un peuple. Parce que, finalement, qu’est-ce ça veut dire : « constituer un peuple » ? Constituer un peuple c’est mettre ensemble un grand nombre de demandes sociales autour de certains symboles. Et cette forme de construction symbolique de l’unité populaire, je crois qu’elle est absolument essentielle. Le vieux socialisme croyait qu’il y avait une base sociale absolument homogène qui était la classe ouvrière et qu’il fallait attendre que le développement capitaliste dissolve la société pour que cette base ouvrière passe au premier plan. Aujourd’hui nous savons que cette alternative doit être construite par des médiations politiques et que ces médiations politiques reviennent à construire un peuple. Moi je suis optimiste comme toi, car je crois que, lentement, sont en train de se créer, pour la première fois en Europe, les bases d’une politique alternative. En Amérique latine, cette politique alternative est en train de triompher partout, mais il s’agit d’établir avec l’Europe des alliances, des formes de contact et d’échanges qui vont rendre posible cette autre politique globale qui doit emerger.
CHM : Je voudrais introduire ici un élément dont nous parlions hier avec Jean-Luc. Il est très important de se rendre compte que cette construction du peuple, du populisme, implique une vision très différente de la politique que celle qu’on retrouve normalement dans les partis de centre-droit, mais aussi de centre-gauche. Je suis en réalité plus préoccupée avec ce qui se passe à gauche. Justement parce qu’ils ne reconnaissent pas, en premier lieu, le caractère partisan de la politique, que la politique consiste à construire un « eux » et un « nous ». Mais hier, nous parlions aussi du rôle de ce que j’appelle les passions en politique, de l’importance de la dimension affective, parce que construire un peuple et la dimension du populisme signifient justement de mobiliser les sentiments du peuple, de créer des identifications collectives. Et sur ce point, il y a un rejet total à gauche. Il prédomine une perspective complètement rationaliste, dans laquelle il faut uniquement développer des rudiments rationnels. Et tout ce qui est de l’ordre de la mobilisation, c’est le populisme, mais le populisme « mauvais », le populisme manipulateur. Il faut reconnaître l’importance pour la politique de cette dimension affective.
EL : Cette attitude c’est quelque chose qui peut caractériser la gauche social-démocrate européenne, pas la gauche latino-américaine.
CHM : Nous sommes maintenant en train de parler de comment construire un populisme de gauche européen, on ne parle plus de l’Amérique latine.
JLM : Pour poursuivre sur ce que disait Ernesto, je crois que ce qu’il nous apprend est que la politique ne peut pas être menée sans construire des hégémonies culturelles : c’est là la base de ses travaux. Donc il faut les interpréter au cas par cas et, de la même manière, ce qu’on appelle ici « populisme » nous le comprenons indentiquement tous les trois, mais ce n’est pas de la même façon que cela se comprend dans l’esprit de la multitude, si tant est qu’elle se préoccupe de cela. Si je vous suis, je dois voir dans la société française, pour le moment, quelles sont les hégémonies culturelles progressistes.
EL : Quelles sont les hégémonies?
JLM : Je crois que l’Histoire nous donne des éléments de ces hégémonies. Le premier, la devise républicaine – qui est sur tous les bâtiments officiels – « Liberté, Égalité, Fraternité ». Qui est un mensonge, car il n’y a pas de liberté, ni d’égalité ni de fraternité dans cette société. On poursuit les étrangers. Il n’y a pas de liberté pour celui qui est pauvre. Et l’égalité où est-elle ? Pas entre les hommes et les femmes. Mais c’est une hégémonie. Il y a dans la culture française des éléments sur lesquels on peut s’appuyer. Dans la campagne présidentielle, j’en avais trois. Premièrement, le programme qui fait appel à la raison ; deuxièmement, la culture, et ce point est très important. Chantal a raison : la culture ne peut pas vivre d’une façon froide, rationnelle. C’est quelque chose de chaud, de vivant, qui donne de la passion. Dans mes meetings, je lisais des pages de Victor Hugo, des Miserables, de La Fontaine sur le chien et le loup. Les gens riaient, quelques uns pleuraient. Je suis complètement d’accord avec toi. La reconstruction d’un peuple se fait avec des éléments rationnels dans des programmes culturels qui sont passionnels. Et troisièmement, l’Histoire, qui est pour nous très importante. Vous ne le savez pas, mais en France il est mal vu de mentionner Robespierre, qui fut un des fondateurs de la liberté et de la République. Pourquoi ? Parce qu’il y avait la terreur. Et les gens oublient que cet homme s’opposa à la guerre et fut le premier à proposer le suffrage universel, le premier à donner la citoyenneté aux juifs. Et un homme de droite a comparé le collaborateur des nazis, qui s’appelle Robert Barsillach, à Robespierre. Il disait : « Comme on persécute Madame Le Pen à cause de cet écrivain Brasillach ! Mais à Mélenchon on ne dit rien, lui qui se dit en faveur de Robespierre ». Donc, l’Histoire, il faut la ressortir, y faire appel, l’expliquer, la faire vivre de nouveau. J’ai fait un discours pour l’anniversaire de la République française, qui est le seul jour qui n’est pas célébré en France, ce qui semble incroyable. Nous avons le 14 juillet, qui est autre chose, mais le jour fondateur de la République est le 21 septembre parce que le jour d’avant, c’était la bataille de Valmy et, le lendemain, nous avons proclamé la République. Donc, ce jour là, j’ai fait un discours faisant appel à la mémoire. Et quelques personnes qui étaient dans la rue, face au Panthéon, pleuraient. D’autres disaient : « Ah, on ne savait pas comment s’était déroulée cette bataille ». J’ai raconté qu’il pleuvait, que les gens avaient peur, qu’ils ne savaient pas comment se servir d’un fusil, qu’il y avait des canons qui tiraient toute la journée et qu’il fallait rester face à la canonade. Ainsi est née la République, et ils se sentaient plus forts. Tu as raison, je suis totalement d’accord : on ne peut pas s’identifier à une lutte politique s’il n’y a pas de passions pour le faire.
EL : Et c’est absolument central. Je crois que ce que l’on appelle en psychanalyse la « cathexis » de certains symboles est absolument centrale pour créer un imaginaire collectif. Ton compatriote Jacques Lacan appelait cela l’objet petit a, l’objet qui reçoit à un certain moment une surdetermination d’une série d’émotions collectives. Et ça c’est très important ; sans cette surdétermination symbolique de certains contenus, il n’est pas possible de créer un mouvement populaire alternatif.
JLM : Quand, pendant la campagne présidentielle, j’ai appelé à se rassembler à la Bastille, le symbole était vivant. Les gens ont surgit par milliers et, ensuite, l’ennemi, la droite, en France et dans le monde, a écrit des articles disant : « Ah, les Français, de retour à la Bastille ». Et dans le New York Times ils ont publié un article qui disait que le peuple français était de nouveau « avec des milliers de drapeaux rouges », parce que le peuple français s’identifie à la prise de la Bastille, qui est le symbole de la lutte contre les privilèges. Tu as raison, mais dites-vous bien que cela, Chantal a raison, n’est pas bien vu en France et à gauche. Pas seulement dans la gauche social-démocrate, mais aussi dans la gauche gauchiste qui considère qu’on doit traiter cela de loin, rationnellement, et ils détestent ce qu’ils appelent le populisme, qui pour eux n’est pas celui que dénonce la droite, mais un autre, c’est-à-dire, le passionnel. Je crois qu’il y a une façon de rejeter les passions à gauche qui est névrotique. Parce qu’au final, on oublie l’être humain, on voit seulement les théories et on apprend d’une façon très froide qui ne permet pas de construire une force assez grande pour vaincre, parce qu’on ne vaincra pas avec d’un côté un petit groupe éclairé qui sait la vérité et ce qu’il faut faire et de l’autre une troupe immense qui obéit.
EL : C’est comme ça que tu te retrouves avec des technocrates ennuyeux comme François Hollande. (Rires).
CHM : Bon, ne commençons pas à parler de ça. Tu parlais avant de la construction d’une hégémonie et, par exemple, Gramsci a écrit des choses magnifiques sur le « national-populaire » ou sur le rôle fondamental de la culture dans la création des identités politiques.
JLM : Chantal, ce que tu dis je l’observe dans ce que faisait Chávez. Il a un programme, il le montre. Pourquoi mentionne-t-il Bolívar ? Pour fédérer et faire entrer l’Histoire longue dans le présent. J’ai appris beaucoup en le regardant, comment il travaillait, comment il éduquait, comment il soulevait et transformait un peuple révolté en un peuple révolutionnaire, ce qui n’est pas la même chose, et aussi en ce qui concerne les passions dont tu parlais. Je suis totalement d’accord. Regarde comment fait Chávez, qui chante, parle, fait des blagues. Cela est très mal vu en Europe parmi les technocrates.
EL : Là, il y a un deuxième point que je voudrais mentionner qui est le fait que, quand des symboles nationaux-populaires ont acquis une certaine centralité, il y a de toute façon une lutte autour des programmes dans lesquels ces symboles vont s’inscrire. Par exemple, en France, dans les années 1930, il y avait une certaine centralité des symboles nationaux-populaires, mais ils étaient fluctuants. D’un côté, tu trouvais des articulations de gauche ; de l’autre, il y avait quelqu’un comme Jacques Doriot, qui avait été à l’origine un dirigeant syndical puissant et populaire en France et qui a fini par adhérer au fascisme. C’est à dire qu’il n’y a aucune garantie que ces symboles nationaux-populaires vont s’inscrire dans le bon sens. Pendant la République de Salò en Italie, les symboles garibaldins étaient disputés entre fascistes et communistes, et c’était une lutte, dans une large mesure, pour une articulation différente des mêmes symboles. Et c’est cette lutte-là qu’il me semble qu’on doit gagner aujourd’hui.
JLM : C’est ce que nous vivons aujourd’hui avec ce qui se passe entre l’extrême droite et nous autour du drapeau national. J’ai fait ce travail avec des phrases un peu poétiques comme : « nous sommes le drapeau rouge et le rouge du drapeau », parce qu’en France nous avons un drapeau bleu, blanc et rouge. Et petit à petit surgirent des drapeaux nationaux, qui n’étaient plus utilisés par la gauche en France ; le drapeau rouge, c’est déjà fini. Les gens ne connaissaient pas l’Histoire du drapeau rouge. J’étais dans un meeting, avec le poing fermé et je l’ai expliquée. Cela, je l’ai appris de Chávez : interpeller les gens. « Vous savez ce que [ce poing fermé] signifie ? ». Ils ne savaient pas. Je leur ai répondu : « regardez ici le petit doigt, le gros, le grand, le moyen, comme nous sommes tous, petits, grands et gros, hommes et femmes, mais si nous nous rassemblons de cette façon, nous sommese forts. Maintenant, en France, de nouveau, lorsque je marche dans la rue, il y a des gens qui me saluent comme ça, comme dans les années 1930. Le chauffeur de bus passe et il me fait ça, dans la rue (il fait le geste avec le poing fermé). Chantal, il faut apprendre au grand nombre ce que toi tu découvres en tant qu’intellectuelle. Nous devons le pratiquer, le faire, et pas seulement entre nous. Que vous ne le fassiez pas, ça passe, car c’est dans votre rôle d’intellectuels de nous aider en éduquant ici et là. Il y a un chemin ici [en Amérique latine], je crois qu’il y en a un là-bas [en Europe] et nous devons l’ouvrir, mais il s’agit là du débat avec Chantal, qui a mille fois raison, ce qui me tranquillise. Hier, elle m’a dit que « la passion est très importante ». Elle m’expliquait, comme l’intellectuelle qu’elle est, pourquoi c’est important. Et je me disais « Ouf ! », parce que c’était ce que je ressentais et je que je faisais. Donc, on doit l’apprendre à tous. Pourquoi (Oskar) Lafontaine est-il si populaire en Allemagne ? Parce qu’il travaille aussi avec les passions.
CHM : Mais on l’accuse aussi d’être un populiste.
JLM : Oui, ils l’ont accusé. Ils accusent tout le monde d’être des populistes, et des fous, et ils nous montrent du doigt. Je suis le seul homme politique, je te le répète à être traité comme un animal incontrolé. Dans les articles de presse, ils ne disent pas « Jean-Luc Mélenchon dit », non, ils disent : « Jean-Luc Mélenchon crie, vocifère, éructe ». Parce qu’ils nous décrivent toujours comme des bêtes. Ils dessinaient Jean Jaurès, le fondateur du socialisme, avec la barbe hérissée, hirsute, avec une bouteille de vin dans la poche. Il a été un intellectuel supérieur. Et quand il s’agit de femmes, c’est pire que tout, comme cette camarade colombienne : Piedad Córdoba. Au forum de Sao Paulo, nous avons fait un petit sommet informel des porte-paroles de la nouvelle gauche et j’ai proposé le thème : « Comment vous décrit-on ? » Lorsqu’on s’est comparés, tous de la même façon, les femmes avaient les pires qualificatifs. En France aussi, regardez les caricatures des femmes de gauche, presque nues. C’est la façon qu’a la droite de montrer que la gauche est bestiale, qu’elle ne se contrôle pas ; c’est la force brute du peuple, qui ne sait pas ce qu’il veut. Les caricatures du syndicaliste au XIXème siècle sont toujours les mêmes : il est montré comme un alcoolique, comme quelqu’un de sale. C’est pourquoi les passions ont une si mauvaise réputation dans de cette gauche qui veut être « bien vue » par les puissants. « Écoutez, Monsieur, je me lave les mains, je n’ai pas de barbe, j’ai les cheveux courts, je sens bon… comme vous, nous sommes comme vous ». Mais nous ne sommes pas comme vous parce que nous avons des passions, de la rage de devoir supporter cet ordre du monde. C’est cela ce que l’on doit montrer. Donc, la libération… la libération des passions dans la gauche n’est pas suffisante pour faire un programme, mais c’est très important.
EL : Tout à fait. Mais quoi qu’il en soit, je veux te dire que ce que je n’accepte pas c’est que tu mettes Chantal et moi du côté des intellectuels et toi du côté de l’action, parce que toi aussi, tu es un philosophe.
JLM : Oui, mais vous, vous avez un rôle très précieux, parce que nous sommes toujours en train de courir et il faut des camarades qui nous aident en éclairant le chemin.
[1] Il s’agit de l’accord signé entre les principales forces politiques vénézuéliennes après la chute de la dictature de Marcos Pérez Jiménez en 1958, qui installa l’alternance entre les principaux partis politiques du pays : la social-démocrate Action démocratique (AD) et le social-chrétien COPEI, qui exclut le Parti Communiste et d’autres organisations de gauche influencées par la triomphante Révolution cubaine.
[2] Le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), aussi appelé « pacte budgétaire européen » ou « traité Merkozy » puis « traité Merkhollande » [Note de traduction]
[3] Doreen Massey, professeur de Géographie Humaine à The Open University d’Angleterre.
[4] Syriza, coalition de la Gauche radicale grecque.
[5] Il est ici fait référence au colloque Débats et Combats réalisé à Tecnopolis le 12 octobre 2012.