Encore une fois, le système politico-médiatique s’accommode très bien de l’océan d’abstention. Les abstentionnistes sont analysés comme un simple « réservoir de voix », une masse sans visage ni contenu politique. Puis le soir du vote, le nombre de ceux qui ne sont pas allés voter sert d’apéritif médiatique, pour passer le temps en attendant 20h et les « premières estimations » qui ouvrent les bavardages. À partir de là, ils disparaissent du tableau. Le sens politique d’une abstention de masse dans un contexte comme celui que nous vivons n’est pas pris en compte.
C’est pourtant le premier message de cette élection. Car moins d’un électeur sur deux est allé voter ! 49,91% exactement. Si l’on met de côté le FN, les partis représentés au Parlement sont massivement repoussés. Au premier tour, moins d’un tiers des citoyens inscrits sur les listes électorales a voté pour EELV, le PS, l’UDI ou Les Républicains ! 32,7% seulement des inscrits une fois additionnés tous ces votes là ! C’est un niveau très bas historique, bien en dessous du plancher déjà atteint aux départementales du mois de mars où ils ne représentaient que 35%. Depuis 1997, ils rassemblaient pourtant en moyenne environ 50% des inscrits : un citoyen sur deux leur faisait confiance. Ce n’est plus qu’un sur trois désormais. Avec l’abstention, et le vote FN, c’est la troisième expression du mouvement sans visage : « Qu’ils s’en aillent tous ! ».
Mais pour les commentateurs et les survivants électoraux, seuls existent ceux qui se sont déplacés et exprimés. Le contenu social de la répartition des rôles entre électeurs et abstentionnistes ne mériterait pas d’être étudié. « L’analyse » sociale des résultats est résumée par les boucles de slogans ressassés par les médias qui veulent se la jouer « étude profonde de la situation ». Le lundi matin c’était le refrain : « les ouvriers votent Front national », « les jeunes votent Front National ». Bref, « Les chiens votent Front national ! », « Certains chats aussi ! ». Autant de honteux mensonges. Plusieurs médias firent même des micros trottoirs avec ces « nouveaux électeurs » alors même qu’à l’oreille se reconnaissaient la langue spéciales des militants chevronnés. Les porte-micros ne sauraient pas reconnaitre un âne qui ferait le bouc.
Montée du FN : la responsabilité des médias
Montée du FN : la responsabilité des médiasInvité de France Info, Jean-Luc Mélenchon a souligné la responsabilité des médias dans la montée du Front national. Retrouvez la vidéo de l'émission complète ici : bit.ly/1XYoxWE
Posté par Jean-Luc Mélenchon sur jeudi 10 décembre 2015
Mais il y a aussi que la situation serait autrement plus dérangeante s’il fallait la regarder en face. La vérité des faits montre alors un contenu de classe de l’abstention tout à fait clair ! 60 % des ouvriers s’abstiennent et 70 % des jeunes de 18 à 35 ans en font autant ! Dans le détail, le chiffre atteint même le vertigineux sommet de 76% d’abstention chez les 18-24 ans, les plus jeunes ! A l’inverse, les plus de 65 ans sont allés voter à 70% ! Ce sont les classes populaires et les jeunes qui s’abstiennent le plus. C’est-à-dire les gens les plus confrontées à la précarité sociale et aux conséquences de la politique de François Hollande et Nicolas Sarkozy depuis huit ans. L’abstention dépasse les 55% chez les non-diplômés, dix points de plus que chez les diplômés à Bac+5 et Bac+8. Ce n’est pas une affaire d’intelligence ou de compréhension, comme le sous-entendent souvent avec leur mépris de classe ceux qui aiment mettre cette réalité en avant. Ces niveaux de qualification commandent une identité professionnelle. Mais l’abstention est inférieure à 50% chez les chefs d’entreprises, cadres et profession libérales…
Pour les idées de gauche, cette abstention populaire brise l’ancrage historique de masse le plus profond. Sans remise en mouvement de cette fraction du peuple, le pire est certain.
Passer l’abstention de masse sous silence est une manœuvre de nos adversaires. Effacer le peuple des insatisfaits, c’est masquer son insurrection froide. Taire l’éloignement des jeunes de la vie civique, c’est vouloir croire que tout peut continuer comme avant. Dérouler à longueur de journée des absurdités comme « le FN est le premier parti ouvrier » ou « chez les jeunes » c’est, en vérité, inciter à voter pour lui !
Une autre leçon est le lien entre l’abstention et le niveau observé du vote Front National. L’abstention reste un allié pour l’affichage de scores de l’extrême-droite. Par exemple, dans les grandes villes du Languedoc : à Béziers, le FN obtient 45% des voix mais l’abstention est plus forte avec 46% seulement de participation, à Perpignan le FN obtient 41% mais avec participation de seulement 43%. Le FN mobilise ses électeurs plus que les autres partis. C’est ce que les analystes appellent « l’abstention différentielle ». C’est le critère décisif. Dans une société en plein marasme, le parti qui se mobilise le mieux crée la dynamique des idées. Le harcèlement sondagier fait le reste et entraine la force vers la force, surtout quand est répété du matin au soir que la victoire parait à portée de main.
Dans le Nord-Pas-de-Calais-Picardie, la participation bondit de 10 points par rapport à 2010 et Marine Le Pen dépasse les 40% des voix. Elle ne se contente pas de mieux mobiliser ses troupes déjà convaincues. La force va à la force. Elle progresse donc. Certes, au niveau national, elle n’atteint pas son record de 2012 de 6,4 millions d’électeurs même si elle s’en approche avec 6 millions de voix. Mais aucun autre parti ne retrouve une telle proportion de ses électeurs de la présidentielle ! Mais surtout, dans le Nord-Pas-de-Calais-Picardie, là où la victoire lui est promise depuis des semaines, elle obtient 909 000 voix contre 783 000 au premier tour de la présidentielle ! Même chose en PACA ou Marion Maréchal-Le Pen obtient 720 000 voix contre 650 000 à sa tante en 2012.
On vérifie donc ici une vieille règle. Pour avoir une chance de peser dans une élection, il faut d’abord mobiliser les siens. C’est une leçon de base incontournable. Le Pen y parvient, et d’élection en élection en fait un argument pour entrainer autour d’elle. La force va à la force. Comment ? En nationalisant la campagne, les slogans, les propositions… Et même le matériel : sa photo figurait sur les affiches et les professions de foi de tous les candidats de son parti. Et son nom figurait aussi sur tous les bulletins de vote ! Culte du chef dans la pure tradition d’extrême droite ? C’est certain. Pour autant, l’effet mobilisateur et clarificateur pour les électeurs est évident. Même la liste dans la région la plus difficile pour le FN se trouve ainsi regroupée dans un ensemble cohérent et dynamique. Le pilonnage médiatique fait le reste en donnant son contenu national à sa campagne. C’est ce qu’on appelle l’effet de « simple exposition » qui amplifie l’écoute de qui est vu et revu. C’est redoutable.