Propos recueillis par Matthieu Croissandeau, Renaud Dély et Audrey Salor
Le clivage gauche-droite se brouille, et certains responsables politiques appellent à le dépasser. Ce clivage vous semble-t-il encore pertinent?
Nous sommes prisonniers du vol des mots. A partir du moment où le PS et son personnage clé, François Hollande, ont fait du mot « gauche » la pauvre chose aujourd’hui au pouvoir, comment penser clairement ? La social-démocratie, qui était le principal courant progressiste en Europe, s’est complétement dissoute dans le libéralisme. Nous vivons, en France, la queue de comète de Clinton, Blair, Schröeder et Papandréou. Le dernier de cette série, leur héritier, c’est François Hollande. Depuis 1983, les premiers clintoniens de France sont Hollande et son ami l’avocat Jean-Pierre Mignard. Il est symboliquement extraordinaire qu’au moment où, en France, cette ligne politique agonise, on observe aux Etats-Unis un retournement de tendance avec un socialiste traditionnel, Bernie Sanders, qui contraint la Clinton à une bataille extrêmement serrée.
En France, il n’y a plus de clivage entre le PS et Les Républicains mais des nuances. Il y a en revanche un clivage entre la politique qui avalise la domination du capital financier et celle qui prône une alternative. Il y a une conflictualité et contrairement à ce que dit Hollande, elle a un visage et une adresse : c’est la finance qui menace de mort le système mondial par sa folie. Mon ennemi, c’est l’oligarchie avec sa conséquence sociale qui est la caste.
Qui incarne cette caste que vous dénoncez ?
C’est la suite dorée de la finance, la poignée de ceux qui possèdent l’essentiel de la richesse de la planète, et tous ceux qui relaient ce système. Ils considèrent la dérégulation tellement évidente qu’eux-mêmes n’acceptent plus aucune règle. Un type comme Cahuzac ne se rend même pas compte que ce qu’il fait est insupportable. Cette oligarchie circule entre l’Etat, les très grandes sociétés et les banques. C’est ce monde où tourne Frédéric Oudéa, que vous retrouvez au cabinet de Lagarde, puis de Monsieur Sarkozy et maintenant à la tête d’une grande banque. Il y a aussi un certain nombre de politiciens qui aiment participer au festin, et une partie du secteur médiatique qui l’encourage. Et en Europe, le chef de tous les oligarques, c’est Monsieur Juncker !
Vous n’inscrivez donc plus votre combat politique dans le clivage gauche-droite ?
Le vrai clivage oppose l’oligarchie au peuple. Il y a aujourd’hui deux stratégies. L’une dit : « Il faut rassembler la gauche ». L’autre, la mienne, dit : « Il faut fédérer le peuple ». Rassembler la gauche, ce serait additionner des électorats. Concrètement, cela consisterait à trouver une formule d’alliance avec le PS. C’est une aberration : comment voulez-vous, aujourd’hui, rassembler la gauche de manière majoritaire avec le parti qui a créé toutes les divisions de la gauche ? La gauche politique ne correspond plus à la gauche sociale. Fédérer le peuple, c’est partir de ses aspirations et notamment la première d’entre elle : régler la question de la règle du jeu politique. C’est la stratégie de la « Révolution citoyenne » et de la rédaction d’une Constituante pour refonder le peuple et la nation française.
Pensez-vous, comme Manuel Valls, qu’il y ait aujourd’hui en France deux gauches « irréconciliables » ?
Non, il n’y en a qu’une, mais lui n’est pas dedans. Il a repris deux points du programme de Madame Le Pen : les cotisations sociales transférées directement dans le salaire et la déchéance de nationalité. Expliquez-moi ce que cet homme-là fait au milieu de nous ? On peut dire que c’est un républicain de droite, mais il n’a rien à voir avec notre famille intellectuelle, dont il se prétend membre.
Vous vous félicitez à l’inverse de la percée d’un « socialiste traditionnel » comme Bernie Saunders aux Etats-Unis. Est-ce à dire que la gauche de vos rêves est d’abord une nostalgie, la gauche du « c’était mieux avant » ?
Sanders ramène la gauche au social. S’il gagne, l’histoire du monde change. Je ne vois pas de nostalgie dans cette gauche, mais quand bien même y en aurait-il, pourquoi faudrait-il la condamner ? Pourquoi faudrait-il avoir peur de l’amour, de la tendresse, de la fraternité ? Il n’y aurait donc que le mot d’ordre : «Je suis le plus fort, je t’écrase, je te piétine, je deviens milliardaire et tu peux crever dans la rue !» Non, l’aspiration à l’égalité est intacte. C’est elle qui s’exprime à travers Bernie Sanders. A l’inverse, Emmanuel Macron se trompe lorsqu’il propose aux jeunes de devenir milliardaires. Personne ne fait ce rêve. Le rêve, c’est de pouvoir vivre dignement. Comme le disait Saint-Just, « le bonheur est une idée neuve ». La vie des gens a été tellement pourrie, gâchée par les dominants ! Ce qui est passéiste, c’est le macronisme. C’est une vision du monde extrêmement primaire, barbare, où quelques-uns s’en sortent et le grand nombre croupit ou pâtit. Le rêve d’un monde ou une petite poignée d’élites pourrait gouverner, tantôt au fouet tantôt au caramel, une masse de gens à qui l’on vend des illusions.
Comment expliquez-vous que dans les sondages, Emmanuel Macron incarne le renouveau ?
Je ne le vois nulle part. Macron est la énième coqueluche produite par le système pour faire exploser la gauche de l’intérieur. On les a tous eus ! Rétrospectivement, Rocard a l’air d’un communiste exalté. Ensuite, on a eu Strauss-Kahn. Tous ces gens-là font aujourd’hui figure de gauchistes parce que nous sommes passés à Valls. Et celui-ci a à peine eu le temps de s’installer sur le cheval que le système a produit un Macron. C’est aussi vieux que le monde. Rien de nouveau sous le soleil. Mais les pantins sont de plus en plus pitoyables : à la fin il n’en reste plus rien !
Vous excluez aussi du camp de la gauche François Hollande puisque vous répétez qu’il est « pire que Nicolas Sarkozy »…
Je juge sur des actes, pas sur des intentions. Oui ou non la retraite était-elle à 62 ans sous Monsieur Sarkozy et n’est-elle pas passée à 66 ans ? C’est un an de plus que sous Jean Jaurès ! Le temps de travail est un symbole gigantesque de l’identité de gauche. Les sociaux-démocrates les plus modérés comprenaient cela. Mauroy répétait : « La cinquième semaine de congés payés, c’est nous !». Une semaine de congés payés, c’est moins de temps derrière la machine. Moi, je ne veux plus jouer à « qui est plus à gauche que l’autre ». Je mets les choses sur la table et je dis : « Nous allons refonder la nation avec une Assemblée Constituante ». C’est ça la Révolution citoyenne ! Elle peut rassembler des gens venant de la droite et de la gauche. Et la masse de ceux qui ne votent plus, constituée d’une majorité d’ouvriers et d’employés, dira : « Si c’est pour faire le ménage, je viens ! ».
Mais aujourd’hui, pour « faire le ménage », le peuple vote FN…
60% des ouvriers et des employés ne votent plus. Ce qui est sûr, c’est que l’on ne les convaincra pas si l’on se présente avec pour tout potage : « Nous avons trouvé la martingale miraculeuse qui nous permet de nous asseoir à la même table que Monsieur Macron et Monsieur Valls qui vous persécutent tous les jours ». Là, c’est 100% d’entre eux qui diront « puisque vous êtes tous d’accord entre vous, alors mourrez tous ensemble !». Et qui voteront FN… Plutôt que de partir d’étiquettes, moi, je pars de contenu. Comment combattre Marine Le Pen autrement que par des idées profondément raisonnées ? Deux logiques sont à l’œuvre. Celle des Lumières, l’humanisme universaliste, l’égalité, la fraternité, et de l’autre côté, celle de l’ethnicisme. Cela se jouera entre ces deux logiques. Le fond de l’affaire, c’est la question de la souveraineté. Il y a ceux qui pensent que le peuple n’est pas raisonnable, que des vérités s’imposent contre lesquelles on ne peut rien : les lois de la nature, de l’économie, du libéralisme. Moi, je pars autant des conditions sociales d’existence et de la culture collective des Français pour prôner la souveraineté du peuple.
La souveraineté, c’est aussi le rapport à l’Europe. Le « Brexit », est-ce pour vous une chance à saisir pour déconstruire l’union européenne ?
L’Europe des traités actuelle est condamnée à mort. Sa dynamique interne la conduit à se pulvériser. Cela ne peut pas durer. Je ne suis pas Anglais et je ne suis pas intéressé par ce qui leur arrive, mais cela a été une erreur de les introduire dans le processus de construction européenne. S’ils s’en vont, on leur dira au revoir parce qu’on est poli. Chaque peuple est agressé par le mécanisme des traités européens et réagit à sa manière : les Anglais en se sauvant, les Français en défendant leur Etat et leur République. Quand on interdit l’harmonisation fiscale et sociale et qu’on impose le verrou de la monnaie unique, les peuples sont condamnés à entrer en compétition. Cette dynamique folle a tué l’Europe. Le « Brexit » va être un point d’orgue. C’est le début de la fin. Ce qui nous donne une opportunité de construire les choses autrement.
« Construire les choses autrement », c’est le dessein du mouvement Nuit debout. Il vous fait envie ?
J’ai une bienveillance totale. Ce mouvement est à la croisée de deux chemins qui sont ma carte d’identité politique. D’un côté, une insurrection sociale extraordinaire contre la loi El Khomri, le contraire de vingt ans de libéralisme échevelé ! Et dans le même temps un processus citoyen s’est déclenché: la volonté des gens de récupérer leur vie, de parler, de débattre. « Nuit debout » doit s’étendre, car c’est la stratégie de « La France insoumise ». Le projet de subversion de l’ordre en place en direction d’une Constituante, d’un partage des richesses et d’une planification écologique que je porte a besoin que cette « France insoumise » montre son visage, que les gens sortent de leur isolement. C’est un point de passage du processus dont nous avons besoin pour la « Révolution citoyenne ».
Mais on ne voit toujours pas surgir de débouché politique à ce mouvement ?
Tant mieux ! Il faut qu’il mûrisse ! Si, aujourd’hui, un leader apparaissait, il serait instantanément massacré. Les mouvements de la Puerta del Sol n’ont produit aucune incarnation. Podemos est venu un an et demi après, du milieu politique le plus organisé : une scission d’Izquierda unida, le Parti communiste espagnol. La première revendication politique de la Puerta del Sol, c’était d’appeler au boycott des élections municipales. Cela s’est terminé par un désastre : la droite a gagné. Tout le monde a alors commencé à réfléchir. Plein de gens qui n’avaient aucune conscience politique se sont posés des questions stratégiques. Le débouché naturel de Nuit debout, c’est un élargissement et un approfondissement de la conscience politique du rejet du système. Le rendez-vous, c’est 2017. Je suis un républicain, je crois aux élections.
Avez-vous entendu émerger des idées nouvelles ?
Non, ce sont toutes les idées que nous avons commencé à remettre en selle dans les années quatre-vingt-dix avec Attac, la fondation Copernic ou la Confédération paysanne. Elles ont fécondé et ressurgissent comme des idées de masse. Dire qu’il faut relocaliser ou parler d’agriculture bio, c’étaient des idées minoritaires il y a vingt ans.
Si le calendrier est électoral, pourquoi refuser des primaires réclamées par les sympathisants de gauche ?
Je veux être loyal avec les gens : je n’accepterais pas le résultat d’une primaire que Macron aurait gagné, donc je n’y participerai pas.
Et des primaires de « l’autre gauche », hors PS, la gauche anti-Hollande ?
J’ai écrit dès 2007 que j’étais hostile la primaire. Pas par caprice ou volonté de mener une aventure personnelle, mais parce qu’une primaire n’aboutit toujours qu’à un seul et même résultat : on regarde dans les sondages et on vote pour celui qui a le plus de chances au deuxième tour. C’est un ajustement à la moyenne synonyme de mort de la politique. Moi, je joue la loyauté : je dis qui je suis, je donne une trame de programme, L’Humain d’abord, et je propose une autre méthode, qui tire le bilan de l’impasse du Front de Gauche, resté un cartel de partis. Je me situe dans une logique, une cohérence, une identification politique, celle de la « France insoumise ». Ceux qui m’accusent de personnaliser m’amusent. Oui, je personnalise. J’assume ma responsabilité. Je ne partage pas cette modestie affectée où l’on ne devrait pas se nommer. Fait-on une élection avec un masque sur la figure ?