15 mai, 15h43 :
Je m’envole pour le festival de Cannes. L’an passé, avec « La loi du marché », cette année avec le film « Moi, Daniel Blake » de Ken Loach, la question sociale revient en grand écran. Je prévoyais donc un séjour qui soit à l’image de ce retour du rouge sur la toile. Mon centre de gravité aura été une fois de plus au festival « Visions Sociales » avec de profondes incursions dans le festival officiel et le métier.
15 mai, 17h27 :
Le saviez-vous ? Le festival de Cannes a été créé sous le Front populaire pour faire pièce au festival « La Mostra de Venise » dominé par les fascistes. L’œuvre de la nazie Leni Riefenstahl y avait été primée et l’intervention personnelle de Benito Mussolini avait permis que le film de Jean Renoir soit éliminé. Mais la guerre empêcha le projet français de se mettre en place. Sa première édition n’a pu se faire qu’à la Libération. Les ouvrières CGT de l’usine textile ont cousu le premier rideau rouge. Le président de cette première édition était monsieur Lumière en personne.
Ce soir, rendez-vous en tête à tête avec Ange Romiti, secrétaire du syndicat CGT des Hôtels Cafés Restaurants de Cannes. Il s’agit du statut des personnels de ces établissements sans lesquels le festival ne pourrait exister. Ces personnels fonctionnaient avant au contrat saisonnier. À présent c’est une généralisation du statut « d’extra », à l’heure à la journée, sans garantie, l’équivalent d’un contrat 0 heures comme en Angleterre. La précarité absolue ! Demain, on passe à l’action. CGT et FO donnent rendez-vous esplanade des allées de la Liberté à 15 heures. Mon rôle est d’attirer les caméras et de faire parler de ces personnels. L’ambiance est morose. Pour la première fois depuis 70 ans le ministre de l’Intérieur a interdit la diffusion de tracts devant les établissements hôteliers, un pratique banale et totalement pacifique. Aujourd’hui, la police a chassé les employés qui tractaient devant les palaces…
16 mai, 09h05 :
Waouh. Après avoir rencontré Ange, nous cheminons vers le restaurant. J’y ai rendez-vous avec Florence Aubenas. Je suis venu lui parler de son livre « En France ». Elle vient pour savoir ce que je fais à Cannes (elle bosse au Monde). Son livre est un vrai bon livre. Politiquement : bof. En fait, la visée politique du livre est plus humaine que vraiment idéologique. Du coup il faut dire que ça se lit vraiment bien. En tant que reportage sur le pays, c’est le haut de gamme. Mieux que des photos ou une infographie. Des centaines de visages et de remarques saisis à la volée. C’est comme le festival de Cannes. La littérature et le cinéma donnent des visages aux chiffres. Comme on est au début du passage à Cannes je manque d’anecdotes pour nourrir ma réponse aux questions qu’elle me pose. Et en plus je me mets à découvert car elle réalise que je fonctionne en mode « nez au vent » selon la bonne vieille méthode qui me permet de capter et de m’éponger des ambiances.
16 mai, 09h58 :
Ce matin, à l’hôtel Ibis de Mandelieu (un palace, n’est-ce pas ?), je rencontre Damien Ounouri et Adila Bendimerad. Le premier est le réalisateur du Film « Kindil El Bahr », en compétition à la quinzaine des réalisateurs. La seconde est l’actrice principale et la co-sénariste du film. Il part du réel pour aller vers le fantastique et parle du corps des femmes comme enjeu dans la société. La rencontre me fait un bien fou. Damien Ounouri est franco algérien. Il travaille son art en Algérie. Surprise, dans un commentaire un lecteur aigre me reproche ma chambre d’hôtel et se demande pourquoi je ne suis pas allé dormir chez les militants pour que ce soit moins cher. Naturellement c’est ridicule. On discute entre nous des masses d’aigreurs que contiennent les réseaux sociaux et de la démagogie qui s’y exprime si souvent sans retenue. La conclusion de la discussion est que la situation n’est guère différente de ce qui s’exprime dans la vie tout court. On rit avec des exemples que chacun a connus sur la toile infestée de trolls plus ou moins d’extrême droite. Autour de moi, trois camarades militants qui me transportent et assurent ma sécurité pendant ces trois jours. Bénévoles bien sûr.
16 mai, 14h12 :
Ce matin, je vais voir avec mon équipe «La Sociale», le film de Gilles Perret. Rencontre avec le réalisateur. Je suis son travail depuis quelque temps déjà. « Les jours heureux » ont été un épisode fort de la vie de ce peuple des conférences et des projections qui depuis quelques années se construit une culture commune d’implications politiques et d’évènements culturels partagés. Le film raconte la création de la Sécurité sociale à la Libération, l’action d’Ambroise Croizat et de la CGT pour la mettre en œuvre en quelques mois. Il récapitule et démonte les attaques qu’elle subit depuis des années. Certains moments de la critique sont franchement hilarant ! Ceux qui veulent transformer la santé en un marché juteux ne font pas dans la dentelle… Le film donne du courage et de l’envie de luttes. Et de la rage contre ceux qui dénigrent la sécurité. Il sort le 9 novembre prochain. Pour en savoir plus, rendez-vous sur www.lasociale.fr. Sachez une dernière chose. France 3 national a pour l’instant refusé de le diffuser. Le motif ? Ce film sur la Sécu ne concernerait pas un moment assez important de notre histoire ! Elle concerne pourtant tous les Français. D’après l’intervention d’un intervenant, un parfum de conflit d’intérêt flotte sur la direction des documentaires à ce sujet.
16 mai, 16h54 :
Départ de Mandelieu sitôt la fin du film. Gilles Perret se joint à nous pour aller au rendez-vous de lutte dans Cannes. Sur place un petit groupe de salariés de l’hôtellerie et des cafés restaurants, en lutte contre les contrats précaires. Ici, on parle de celles et ceux qui font vivre les grands palaces au quotidien. Désormais, même les contrats saisonniers sont menacés. Les contrats d’extras à l’heure. La précarité totale. Des contrats avec lesquels on apprend parfois sur le chemin du travail qu’on peut rentrer chez soi ! Comment penser à demain quand on ne sait même pas de quoi tout à l’heure sera fait ? Sur place pas mal de caméras et de journalistes. Formidable : le but est atteint. Un vieux camarade ronchon s’en prend aux journalistes ! Il râle à haute voix pendant que je réponds aux questions ce qui rend mon travail spécialement pénible pour ne pas butter sur les mots. Le drôle de l’affaire, c’est moi qui défends les journalistes puisqu’ils sont là ! D’ailleurs BFM organise un direct et j’ai cinq bonnes minutes de parole. Ange est ravi. Les gens concernés se sentent reconnus et défendus. C’était le but.
Après ça, je fais une sorte de promenade où je fais des selfies sans fin (mes accompagnateurs deviennent des spécialistes de la photo dans toutes les marques de téléphone) en attendant le moment de faire quelques pas avec Michel Denisot et parler de cinéma. Bon, en fait, si Denisot a le sang-froid du professionnel, j’avoue avoir eu un peu de mal avec cet exercice qui consiste à répondre en marchant et en se sachant filmé pendant que des gens vous regardent en passant… Après quoi je passe un bon moment avec une famille de chtis qui se ballade là. Lui a le diabète et on l’a amputé il y a quatre mois. Il marche sous le soleil avec ses béquilles. Le gars a une volonté d’acier. L’épouse et la fille sont d’accord pour dire que la vie partage trop mal et que les gens sont méprisés. La petite fille dort dans la poussette. On fait un break pour France 2. Mon accompagnateur se moque gentiment : « une vie de star ? ». En plus je suis équipé d’une paire de lunettes de soleil qui me donne une face de mouche. Il faut partir. On retourne à Mandelieu au festival du film « Vision sociale ».
16 mai, 22h43 :
J’arrive à la limite horaire extrême. Ruffin et Giles Perret sont encore là devant la porte. Ils auront accueilli le public jusqu’au dernier arrivant. Ce soir, je vais revoir le désormais célèbre « Merci Patron ! », de François Ruffin et du journal Fakir. Il faut se souvenir que la Nuit debout est aussi l’enfant de ce film puisque François Ruffin y a appelé fort de l’écoute que le succès du film lui a donné dès le début. Salle pleine. Chaleur soutenue. On rit et on applaudit comme si on était pris par la main. Et moi comme les autres alors que j’ai déjà vu le film à Paris ! À la fin, « standing ovation » et applaudissements nourris !
La question sociale revient sur le devant de la scène. Sur les écrans et dans la rue. Et d’autant mieux dans la rue que les écrans ont préparé les esprits à la résistance. À la sortie, on m’invite à bavarder avec des participants de la « Nuit debout » de Cannes. Le dialogue court son chemin au fil des interventions des unes et des autres. Revient la question du sens de l’engagement politique, ou civique si l’on préfère. Et même du sens de l’entêtement à faire vivre la « Nuit debout » en y retournant chaque soir. On conclut qu’il s’agit d’entretenir et de faire naître quelque chose qui a une visée dans la longue durée. Et sans quoi la société sombrerait dans la barbarie du chacun pour soi que le monde de la loi El Khomri veut développer. On me propose d’aller sur place. Je refuse en m’expliquant : tout doit être fait pour que chacun se sente à l’aise dans le processus. À cette étape, ma présence pourrait cliver et partager les participants. J’estime que ce ne serait pas une aide. On se sépare bons amis et je cours (encore) dîner. Une tablée m’attend qui prolonge la discussion précédente, plutôt concentrée sur la nécessité du changement de Constitution qui était déjà venue plusieurs fois dans la conversation précédente.
17 mai, 16h28 :
Le matin, rencontre avec Pierre Lescure, président du festival de Cannes. D’un coup me voici dans la zone survoltée et immense où tout se joue. Dans l’antichambre, je rencontre le styliste Jean-Paul Gautier. J’apprends que la tendance est à retourner un bout d’une manche. Tant qu’il ne s’agit pas de retourner la veste elle-même, j’imite. Bof ! Lescure me raconte la machinerie du festival : 40 000 accréditations, 1 800 emplois directs. Nous avons discuté ensemble des moyens d’une politique culturelle ambitieuse. Rendez-vous pris pour en parler plus en détail dès cet été. J’avoue que je n’avais pas suivi l’actualité et donc l’affaire du remplacement de dernière minute du film palestinien par celui de BHL n’a donc pas été évoquée. J’en suis bien marri quand j’apprends l’affaire. J’aurais bien aimé en apprendre le fin mot de vive voix.
On sort et je musarde en regardant les vitrines des agences immobilières. Stupeur. Les prix ! Je découvre une location à 70 000 euros la semaine. Les cas nous ramènent à la discussion sur les moyens de faire descendre les prix de l’immobilier pour empêcher la captation de tout ce qui est disponible par quelques-uns. Et de là nous voilà partis à se demander comment bloquer le prix du foncier et la bétonisation générale. Non seulement il faut modifier la composition des Safer qui distribuent les terres à vendre. Mais il faut surtout confisquer les plus-values réalisées sur la vente des terrains agricoles de périphéries urbaines car c’est bien de proche en proche que le béton confisque la terre.
Le midi, je rencontre des professionnels du cinéma. Producteurs, distributeurs, réalisateurs : on parle des enjeux concrets auxquels ils sont confrontés au quotidien. Bon. Le public français est le plus nombreux d’Europe. Pourtant l’écosystème cinématographique français plutôt bon pied bon œil est menacé par l’étiolement des petits qu’il vaudrait mieux nommer les indépendants. Pas de baleines sans plancton ! Si les salles disparaissent, si leurs programmateurs indépendants sont asphyxiés, si celles qui fonctionnent en multiplex font tourner les films comme des pales de ventilateurs, le dérèglement est en vue. À la fin, le public n’y sera plus non plus pour les gros car il aura désappris ce dont la diversité lui a donné le gout en permettant son apprentissage. Pendant qu’on faisait le tour d’horizon revient le thème de la TSA, taxe qui est payée avec chaque billet et qui permet le financement de tout cet ensemble : salles, équipements, films et ainsi de suite. Quand tu vois un film, tu payes pour le suivant aussi. Un système génial. Les libéraux hurlent. C’est une subvention. Oui et alors ? Comme elle s’applique aux créations et au réseau en France, c’est aussi une illustration de ce que pourrait être la logique du protectionnisme solidaire. Oui. La taxe favorise la production et la diffusion en France. C’est certain. Mais tous les films diffusés, d’où qu’ils viennent profitent de l’existence de ces salles et de ces publics éduqués et sensibles au cinéma ! Vu ? À la sortie, on fait une interview pour BFM. Zut, ça ne parle pas de cinéma.
Pas le temps de déjeuner. Je veux à tout prix voir « Captain fantastic » de Matt Ross. J’apprendrai demain que Viggo Mortensen, l’acteur principal du film s’est exhibé sur la croisette avec un teeshirt « Bernie Sanders président ! ». Hum. On me dit que le film est anti capitaliste. C’est sûr qu’il fait une peinture assez savoureuse du système en montrant ses conséquences sur les gens qui y participent. Mais s’il fallait être convaincu par le mode de vie dans les bois, je crains que ce soit peine perdue. C’est surtout une belle histoire humaine sur fond de rire au nez d’une façon de vivre, la nôtre. De toute façon, on ne raconte pas un film qui commence sa carrière. Surtout un premier film. Je n’ai pas regretté d’être allé voir ce film. En plus je faisais la pause dans le calme et la beauté après la pression d’enfer des heures précédentes sous les coups de cette manie du selfie qui est devenue un rite parfois bien pesant.
En deux jours, je fais grâce à ces rendez-vous un état des lieux à grands traits du monde du cinéma. On m’a beaucoup parlé de l’amour du métier, de la volonté de pouvoir créer des œuvres accessibles au grand nombre. Je ne suis pas d’accord pour stigmatiser le côté bling bling et ainsi de suite. Le festival quant au fond est une affaire sérieuse de création, d’argent c’est certain, mais aussi d’art et de métiers de toutes sortes déployés avec ardeur et passion. Le bling-bling est un à-côté. Il est drôle parce qu’il est assumé et étalé davantage comme un rôle que comme une manière d’être. Le festival est moins prétentieux que ceux qui, le reste du temps et hors cadre, se comportent comme s’ils croyaient vraiment que ce qu’ils possèdent et montrent suffit à leur donner des droits sur les autres.
Au soir à Nice, nous étions dans le plaisir d’une petite rencontre à l’initiative des insoumis du secteur. Nous n’avions ni le temps ni les moyens d’un meeting ou d’une réunion publique et je n’y suis pas favorable dans cette séquence qui s’achèvera avec le rassemblement du 5 juin place Stalingrad à Paris. Notre petite équipe d’une soixantaine d’invités inscrits parmi les 1600 signataires de la « France insoumise » du département ont donc bavardé autour d’un verre et de quelques savoureux amuse-gueules. Tous âges, toutes conditions. Le mot d’ordre a été bien expliqué : installer notre activité en profondeur dans la société en développant méthodiquement notre influence et nos soutiens. Des citoyens conscients sont utiles et solides. Des supporters ne nous serviraient à rien. Il m’aura fallu quitter sans trainer la rencontre car qui veut voyager loin ménage sa monture. De plus, le lendemain matin m’attendaient au siège de Nice Matin les lecteurs sélectionnés pour m’interroger sur les sujets qui les préoccupent. Un long moment d’échange. Je n’en dis rien renvoyant à Nice Matin qui en aura tiré une synthèse. Ce qui m’ frappé dans les échanges avant et après c’est l’impact de l’usage du 49.3 dans l’affaire de la loi El Khomri. Il ne fait pas de doute que bien du monde dans le pays franchit un cap dans sa compréhension de ce qu’est la Constitution actuelle. Le lien entre cette question de la règle du jeu institutionnelle et de la question sociale parait moins abstrait dorénavant.