Propos recueillis par Éric Decouty, Marc Endeweld et Soazig Quéméner
Peut-il rafler la mise ? En tout cas, il y croit et affirme pouvoir gagner la présidentielle. En attendant, le député européen cogne fort sur Hollande et Valls qu’il accuse d’avoir « souillé » l’idée du progrès social, provoquant une crise d’identité politique profonde.
Marianne : Vous avez écrit sur votre blog que la France est arrivée à «un point d’ébullition». Que voulez-vous dire ?
Jean-Luc Mélenchon : Nous entrons dans un moment d’effondrement de l’autorité politique et du consentement à l’autorité, ce fil psychologique, moral et politique si délicat qui tient ensemble une société. L’Etat est épuisé, victime à la fois d’une hyperutilisation et d’un sous-investissement, avec notamment la baisse du nombre de fonctionnaires. Le social, l’impératif écologique, la démocratie, l’international : tout est sous tension et le chaos gagne partout. La France n’a plus de projet, ni pour elle, ni pour l’Europe, ni pour demain matin. L’Etat est géré sous l’angle des luttes de pouvoir personnel entre les zozos qui le dirigent. Le champ politique se disloque. Et l’on est empêché de penser par le vol des mots et des symboles par ces gens qui se disent de gauche et qui font une politique de droite ! Un événement fortuit peut faire tout s’écrouler. En juillet, avec la motion de censure, le gouvernement Valls peut tomber.
Cet effondrement va-t-il entraîner, à terme, une recomposition de la cartographie politique ?
C’est plus grave que cela. La dislocation du champ politique n’est pas un événement qui concerne une mince couche superficielle du dessus de la société. Cette falsification de la représentation politique a bloqué en profondeur le pays au moment même où il subit la dislocation sociale liée aux politiques d’austérité, au chômage de masse. La médecine qu’il va falloir appliquer n’est pas un arrangement entre sous-groupes à la sauce des courants du Parti socialiste. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de recomposer le champ politique mais la France elle-même. Tout le système politique doit être remis à plat. La thérapie douce que je propose, c’est la constituante pour passer à la VIe République. Sinon l’effondrement en cours finira dans le chaos et la violence.
Est-ce un phénomène franco-français ?
Non, bien sûr. L’orientation libérale conduit partout à ce que Jacques Généreux a si bien décrit dans son livre La Dissociété : la société se pulvérise dans la guerre organisée de chacun contre tous. Cette dislocation de la société et l’empêchement de la représentation politique sont en train de trouver une réponse aux Etats-Unis avec la campagne de Bernie Sanders, à gauche, ou même celle de Donald Trump. Les représentants de la gauche française feraient bien de s’intéresser davantage à ce qui se passe outre-Atlantique. Le débat politique hexagonal méprise trop l’expérience des autres peuples. A gauche, c’est à pleurer : la jet-set du PS n’a rien suivi des expériences latino-américaines, et elle méprise ce qui est en train de se passer avec Bernie Sanders. Ils sont déjà cramponnés à Hillary Clinton : elle incarne si bien cet univers du fric décomplexé, cette «gôche» pourrie jusqu’à la moelle des Clinton et de leur fondation machine à cash, où leur fille est salariée à 5 millions de dollars l’an !
L’initiative de ces députés issus du Front de gauche, des écolos ou frondeurs, qui ont tenté de déposer mercredi 11 mai une motion de censure de gauche contre le gouvernement Valls, s’inscrit-elle dans cette dislocation ?
C’est un événement sans précédent qu’un secteur de la majorité parlementaire dépose une motion de censure… Hélas, il a manqué deux signatures. François Hollande a donc divisé la gauche, le front syndical et même sa majorité parlementaire. A la fin, les lois de la physique s’imposeront et tout le système volera en éclats ! J’ai proposé en vain pendant des mois que l’«opposition de gauche» se regroupe, s’affirme et surtout s’assume devant les électeurs, notamment aux régionales. En vain. Les plans de carrière et les jeux d’appareil chez Les Verts ont tout bloqué. Et maintenant ? Ça continue : des députés PS et verts agissent comme une opposition mais ne veulent pas l’assumer devant les électeurs.
Les frondeurs sont-ils trop frileux ?
Je crois qu’ils manquent de cohérence et de stabilité. Je veux les encourager à s’affirmer à l’Assemblée aux côtés des communistes et des verts dissidents. Ils peuvent abréger les souffrances. Plus vite ils arriveront à trouver deux frondeurs de plus pour la censure, plus vite on en aura fini avec ce gouvernement. L’objectif doit être bien clair : en juillet, il faut bloquer la loi El Khomri. Imaginez ça : un code du travail différent par entreprise ! Et, s’il le faut, voter une motion de censure déposée par la droite. La colère populaire n’est pas superficielle, les gens ont compris que leur vie quotidienne allait être pourrie par cette loi ! Des milliers de jeunes se sont mobilisés pour défendre le code du travail, c’est une injonction claire. Il faut que cela se termine par une victoire !
La gauche peut-elle encore être rassemblée ?
Rassembler la gauche ? De qui parlez-vous ? Ce serait très mal vécu, à la base, ce rassemblement indécent de «Macron à Mélenchon», comme ils le voudraient au PS. Les Français savent que l’étiquette «gauche» est devenue une arnaque. Ils savent que c’est une usurpation d’identité de voir un Hollande se réclamer de Jaurès quand il impose la loi El Khomri. Voyez comment Hollande et Valls ont souillé nos symboles ! Il y en a un qui invente la retraite à 66 ans, soit un an de plus que celle acceptée par Jaurès en 1910, et l’autre qui célèbre le 10 mai en utilisant le 49.3. Les fantômes du passé se sont rassemblés pour crier : «Pas en notre nom !»
Notre tâche est autre : il s’agit de fédérer le peuple ! C’est une question de programme capable de faire converger les énergies populaires. Sans faux-semblant. La Constitution, on la change ou pas ? Tafta : on vote pour ou contre ? Le traité européen qui est en train d’être écrit, on est pour ou contre ? Le nucléaire : on arrête ou pas ? La richesse, on la partage ou pas ? Ce sont des questions urgentes. Il s’agit de former à la base un bloc progressiste qui entraîne la société, pour dire qu’il y a un autre futur que les boulots de merde, la pauvreté et la souffrance au travail ! Dire : «Non, monsieur Macron, le rêve à proposer à la jeunesse, ce n’est pas de devenir ces parasites sociaux que sont les milliardaires.» Hélas : nous sommes dirigés par des personnes qui gouvernent à deux mois, en fonction de leurs intérêts politiciens. Il faut reconquérir le temps long, lancer la planification écologique. Partir à la conquête du monde virtuel, prendre la mer et l’espace pour horizon !
Avez-vous suffisamment changé pour être l’homme apte à former ce bloc progressiste ?
Comme homme, vous ne me changerez pas. Je suis un Méditerranéen passionné. Mais j’ai l’avantage de mon âge et de mon expérience. Je fais campagne en assumant ma responsabilité personnelle. Je ne me défausse pas avec des nous et des on trompeurs. Mais oui, je suis plus serein : je suis un intellectuel ; donc, quand l’ordre des faits correspond à l’ordre de l’analyse, il y a une sorte d’accomplissement. Je sais que je peux remporter la présidentielle. Et je me sens en situation de faire équipe avec tous ceux qui voudront se joindre à nous, les 100 000 de «la France insoumise». Je connais bien les personnages de la scène. Le réalisme l’emportera.
Il est surprenant de vous entendre dire que vous voulez travailler en équipe…
Pourquoi ? Je passe ma vie au travail collectif. Plus de 100 personnes travaillent déjà en direct avec moi dans cette précampagne ! Dans le Front de Gauche, il y avait neuf partis. Qui à part moi dans ce pays a réuni depuis des anciens verts jusqu’à des marxistes-léninistes ? Qui veut discuter avec moi ? J’y suis prêt à tout moment. On parlera de choses concrètes : pas de mon caractère, ni de mes cravates ! Mon programme comporte sept points clés. J’ai écrit L’Ere du peuple (2) pour présenter ma méthode. J’explique pourquoi le point de départ d’une politique progressiste, c’est le concept d’intérêt général humain écologique, avec un acteur nouveau, le peuple, et une méthode, la révolution citoyenne. Sur la plate-forme Internet, j’ai mis le programme en débat public avec la totalité de ceux qui veulent appuyer ma candidature. Quoi de plus collectif et de plus ouvert que tout ça ? L’entre-soi des bureaux politiques pour se partager les circonscriptions ?
Craignez-vous une candidature Montebourg ?
Non. Au contraire. Car elle affaiblit Hollande. Mais Arnaud Montebourg se bat pour participer à la primaire des socialistes. Cette compétition ne me concerne pas.
Vous pensez donc être le seul et l’unique capable de porter cette alternative issue de la gauche ?
En tout cas, j’ai un programme, une stratégie et 100 000 personnes pour le faire. Sinon ? Qui a un autre nom à suggérer sur lequel tous s’accordent ? On voit le pullulement des candidats à la candidature ; on ne peut pas dire qu’ils brillent par l’amour qu’ils se portent entre eux ! Imaginez que je ne sois plus là. Que resterait-il ? Une compétition de personnes et des réunions fumeuses. Je demande qu’on cesse les faux-semblants. Dès décembre, tout le monde était prévenu de ce que j’allais faire et j’ai clairement annoncé que je n’irais pas dans la primaire. Je veux tourner une page. J’ai tout essayé pour créer une large union du PC aux Verts dans les élections locales : aucun ne m’a écouté. Le Front de gauche, le PCF, ont refusé de s’ouvrir aux adhésions directes et de créer des instances communes. Je règle toutes ces questions avec la création du mouvement La France insoumise ! A présent, mon devoir est d’assumer et d’avancer.
Et François Hollande ? Doit-il être candidat à sa succession ?
Visiblement, il a envie de l’être. Il serait sain que les Français puissent dire ce qu’ils pensent de son bilan. Qu’il assume ! La logique républicaine voudrait cela. S’il n’est pas candidat, cela veut dire que lui-même reconnaît son échec. Mieux vaudrait alors qu’il parte tout de suite.
Les manifestations sont minées par la violence. Cela ne risque-t-il pas d’être avant tout contre-productif ?
Nous devons maintenir la pression sociale. Mais les violences sont un terrible obstacle pour nous. Soyons clairs et nets : la violence ne sert que François Hollande et Manuel Valls. Nous n’avons rien à voir avec cela. Qui peut se réjouir de voir un homme de 35 ans se faire fracasser la tête par un pavé, sous prétexte qu’il est policier ? Frapper un policier, c’est se déshonorer. De même, la doctrine d’emploi de la police produit une violence très dangereuse. Tirs tendus, grenades lacrymogènes… tout est disproportionné. Déjà des dizaines de blessés et deux éborgnés. Pourtant, elle ne doit pas être reprochée aux policiers, mais à ceux qui donnent les ordres et provoquent de manière délibérée les situations de violence. Je trouve bien étrange le silence du ministre de l’Intérieur. Il ne dit pas un mot pour rappeler, par exemple, que les tirs tendus sont interdits. Il sait très bien que cela va mal finir. Je le soupçonne de se satisfaire de cette situation qui dissuade les gens de se mobiliser. Je vous rappelle qu’il a déjà la mort de Rémi Fraisse sur la conscience.
Comment envisagez-vous la primaire à droite ?
Elle sera destructrice. Hollande a ouvert les digues antisociales et même antiécologiques, par exemple en sanctuarisant le nucléaire. Il a donc décomplexé la droite. Il la pousse à la surenchère. Voyez Juppé. Les sondages disaient que même des gens de gauche allaient voter pour lui. Mais, depuis janvier, il a fait un virage total sur l’aile droite. La société ne peut pas se rassembler sur ce que contient son ultralibéralisme. Il propose dans son programme pis que la loi El Khomri. Ce programme, c’est cinq ans de guerre sociale. La baudruche électorale va donc se dégonfler à toute vitesse. Il y a une conséquence électorale évidente : il y aura une sorte de nivellement des scores. En 2002, Le Pen a été présent au second tour avec 4,8 millions de voix. J’en ai recueilli 4 millions la dernière fois. M. Chirac a été présent au second tour avec 17 % des voix. L’émiettement politique de la France a des racines profondes. Il ne permet pas que l’élection fasse émerger tout d’un coup une homogénéité politique. Ce n’est pas possible. Donc l’élection est beaucoup plus ouverte qu’on ne le croit aujourd’hui.