J’ai commencé à lire le livre d’Aude Lancelin, « Le Monde libre » et je ne l’ai plus lâché. Cette ancienne rédactrice en chef adjointe au journal « L’Observateur » a fait l’objet d’un règlement de compte entre confrères, soupçonnée d’avoir des sympathies de gauche alors qu’elle travaillait pour un journal de « gôche ». Son récit permet d’approcher de près ce petit monde étroit, borné, et mesquin qui voudrait être le surmoi « réaliste » et bien sûr « moderne » de tout ce qui voudrait sortir du cadre de la mondialisation heureuse. Le récit des méthodes et le portrait en action des personnages qui unissent « Libération », « L’Observateur », « le Point », « Marianne », l’Élysée, le monde des affaires et celui de la « gôche » est à couper le souffle. On rit beaucoup aussi.
Le marigot des vieillards cacochymes fortunés et des marquis de circonstances est en fait une cour des miracles de la fatuité. Et ce récit nous libère aussi d’un poids. Celui que notre conscience pouvait animer dans nos scrupules quand nous attaquions si frontalement ce petit monde pour ses photos pourries, ses titres à vomir, ses complicités odieuses, son instrumentalisation de Le Pen et ainsi de suite. La vérité éclate dans ce livre : ils sont pires que nos accusations le disaient. Ou pour mieux dire, cela fait le même effet que les révélations sur Hollande : on voyait bien mais on n’arrive pas à croire que ce soit aussi lamentablement vrai.
Comment pouvais-je deviner quand je me moquais de lui en disant qu’il était homme à arracher les ailes des mouches, qu’en réalité il ordonnait des assassinats en mordillant son stylo ? Comment imaginer que Laurent Joffrin faisait des réunions de tribunal inquisitorial avec les chefs de services pour instruire le procès idéologique d’un journaliste qui ne respectait pas ses fatwas ? Comment deviner quand nous moquions l’influence de BHL sur cette toute petite « gôche» qu’elle fonctionnait en fait comme une véritable monarchie avec ses ordres, ses récompenses et ses punitions directement et frontalement exprimés !
Lisez ce livre et vous en sortirez aussi secoués que je l’ai été. C’était donc plus vrai que vrai ! Ces gens-là ne sont pas les fossoyeurs de la gauche par erreur d’analyse, par préjugé inconscient ou juste à cause de leur âge canonique pour certains. Ils ne sont pas ces donneurs de leçon, coupeurs de tête, maîtres des arrosages au canon à merde et des ostracisations systématiques par égarement. Non. Ils le sont consciemment, délibérément, méthodiquement, organiquement. Liés entre eux par l’argent, les dominations croisées, les mœurs, les allégeances multiples assumées et une médiocrité désirée et assumée comme une vertu.
Ce livre, « le Monde libre », n’est donc pas seulement écrit dans une belle langue française inconnue désormais dans ces médias où règnent les trois cent mots de la novlangue. Il n’est pas seulement un incroyable reportage souvent hilarant comme lorsqu’il raconte les conséquences dans le petit marigot de la supercherie de BHL recopiant contre Kant un auteur qui n’existe pas autrement que pour faire une farce. Il est une fenêtre ouverte sur un spectacle méphitique et gluant comme un égout : « la gôche » médiatique.