Le mot et ce qu’il désigne.
Martine Billard, responsable du livret écologie du programme L’Avenir en commun m’avait recommandé, il y a déjà quelque temps, de lire le livre d’Elisabeth Kolbert, La Sixième Extinction. Je l’ai fait pendant ma semaine aux Antilles. Ce tableau de l’évolution désastreuse de la biodiversité m’a replongé dans la préparation de la prochaine édition en poche de L’Ère du peuple. Je la remanie assez profondément comme je l’ai déjà fait avant la précédente version poche. Cette fois-ci, je rajoute des « bonus », sorte de chapitres additifs. J’y décris ce qu’est cet « anthropocène » dont j’ai lâché le nom dans mon discours au Mans, au fil de la parole. Je l’avais utilisé dès la première version du livre L’Ère du peuple en 2014. J’avais reçu en retour un commentaire médiatique qui se voulait mordant : « au moins a-t-on appris un mot nouveau ».
Oui, et c’est le mot de ce siècle. Il désigne dorénavant notre époque. Celle de notre planète remodelée par les êtres humains. Naturellement, je n’avais rien inventé. Le mot a été prononcé et utilisé pour la première fois dix ans auparavant, en 1995, par un scientifique prix Nobel de chimie. Il était d’usage déjà assez répandu dans la presse de vulgarisation scientifique pour être parvenu jusqu’à moi. C’était donc juste un emprunt dont je dois dire que je ne me souvenais plus de l’origine. Il s’agit dorénavant d’un terme tout à fait officiel depuis le dernier trimestre 2016. Il a été validé par la communauté scientifique réunie dans le congrès de géologie internationale après quelques années d’examen. Il a donné lieu à quelques controverses instructives, qui ne sont pas épuisées depuis, je crois bien. Mon seul mérite aura été d’être le premier homme politique en France à utiliser ce mot et à en tirer des conclusions politiques.
L’Anthropocène ? Il s’agit d’un âge géologique spécifique de la vie de la planète succédant à bien d’autres. Il nous reste tous quelques lointains souvenirs scolaires de cette nomenclature. Le miocène, le pléistocène, et les grandes périodes telles que le tertiaire ou le quaternaire et ainsi de suite ne sont pas tout à fait des inconnus pour chacun d’entre nous. Les transitions entre ces périodes géologiques sont marquées par des changements nets que l’on doit pouvoir observer dans la stratigraphie de la Terre. Concrètement, cela signifie que les changements d’époque doivent pouvoir se constater en étudiant les dépôts de sédiments. Ceux-ci se font en strates comme on l’observe un peu partout où les couches profondes du sol affleurent.
C’est de cette façon que l’on a constaté et vérifié l’impact d’une météorite dans le golfe du Yucatan. Elle aurait provoqué, à la fin de la période nommée « crétacé », une extinction massive et même quasi-totale des espèces vivantes dont les malheureux dinosaures. Une très mince couche sur toute l’étendue du globe contient les sédiments incontestés de cette météorite. Elle atteste aussi la trace dramatique des évènements, que la nuit et le froid qui en ont résultés, ont ensuite provoqué dans toute la biosphère. À partir de là, toutes sortes de fossiles ordinaires disparaissent purement et simplement dans les couches géologiques suivantes.
De même, l’Anthropocène est l’âge où les activités de l’être humain modifient la composition physique de la planète. Oui, cette chétive créature, ce singe nu, est devenu la première force physique active de la nature. Charriant plus de gravats que tous les fleuves et vents du monde, changeant la composition physique de l’air davantage que n’importe quelle éruption volcanique, elle enclenche des réactions en chaîne qui se conjuguent l’une avec l’autre. Ainsi pour la composition de l’atmosphère et son contenu en gaz carbonique, comme pour la masse et la composition des mers et des océans. De là résultent toutes sortes d’événements climatiques qui impliquent tout ce qui vit, végétaux comme animaux. Ce qui a d’innombrables conséquences comme cette sixième extinction massive des espèces vivantes qui est en cours. Au demeurant l’anthropocène se manifeste aussi par des traces physiques humaines très spécifiques et tout à fait irréversibles. Pensons ici à certains matériaux apparaissant désormais partout dans la nature et qui ne s’y trouvaient pas auparavant. Par exemple le plastique. Ou bien les matières qui sont en action dans l’industrie nucléaire en général, essais militaires inclus.
Le terme anthropocène a été « inventé » par Paul Crutzen. C’est un chimiste hollandais déjà prix Nobel de chimie pour avoir expliqué l’effet destructeur de certains agents chimiques sur la couche d’ozone. Cette référence à la couche d’ozone et aux mesures prises avec succès pour empêcher sa destruction me permet d’enchainer sur une idée essentielle à mes yeux qui est la raison d’être de ce court chapitre additif. Il s’agit de la nécessité de politiser le terme et la réalité de l’anthropocène. Car sinon la tentation serait trop forte de ne voir que l’effet systémique purement physique de cette transition géologique. En gros, on ne verrait alors que le résultat aveuglé d’actions sans caractéristiques particulières. Ainsi quand on fait remonter le phénomène au début de l’agriculture en général. On peut y voir en effet le premier impact humain sur la biologie de la planète. On peut aussi remonter à la première utilisation systématique de combustibles carbonés pour dater le début du changement de la composition physique de l’atmosphère. On dit juste alors, sans aucun doute. Mais cela ne permet pas de comprendre l’accélération phénoménale du processus depuis moins d’un siècle et même depuis moins d’un demi-siècle pour certains aspects comme la destruction de la biodiversité.
Car c’est une chose que les Romains antiques n’aient pas eu conscience des conséquences de ce qu’ils déclenchaient en systématisant la consommation de certains combustibles dont la trace se retrouve dans les carottes glaciaires ; c’est une chose aussi que les conquistadors n’aient pas eu conscience des conséquences dans l’atmosphère du génocide dont ils furent responsables ; mais cet aveuglement ne saurait s’appliquer à l’époque actuelle. L’exemple de la lutte contre le trou dans la couche d’ozone en atteste. Le phénomène a été compris grâce aux travaux de Crutzen et cela permis d’intervenir à temps pour en inverser le processus en interdisant l’usage par l’industrie des aérosols des gaz incriminés. Cela suffit à montrer comment l’anthropocène, âge de l’impact de la civilisation humaine sur la nature de la planète est inscrit dans le domaine de la politique et de ses décisions.
L’ère du peuple dans l’anthropocène
Dans cette façon de voir, on constate alors le lien qui unit « l’ère du peuple » à l’anthropocène. Car l’accélération des phénomènes caractéristiques de l’anthropocène, jusqu’au point dramatique où ils se situent dorénavant, est très étroitement corrélée à l’explosion démographique de la communauté humaine. C’est aussi cette explosion qui fait naître « l’homo urbanus » en réseau, caractéristique politiquement de ce que j’ai appelé « l’ère du peuple ». C’est dans la période, après les années 50 du vingtième siècle, que se situe cette explosion. Elle suit le doublement de la population humaine de un à deux milliards d’individus. À partir de là encore, le cycle d’augmentation de la population mondiale devient de plus en plus bref. De ce moment vient la montée en flèche de tous les processus caractéristiques de l’anthropocène en tant que phénomène modifiant radicalement les paramètres physique de la planète. Et cela jusqu’au point où ils deviennent irréversiblement destructeurs pour l’écosystème compatible avec la vie humaine.
Mais cette explosion du nombre se réalise dans des rapports sociaux de production, d’échange et de consommation bien spécifiques eux aussi dans l’histoire de la civilisation humaine (quand on considère celle-ci comme un tout). Il s’agit de la période du mode de production basée sur la production sociale de masse et l’accumulation privée comme moteur spécifique de cette époque. Si bien que s’ajoute aux contradictions catastrophiques particulières de ce type de rapport sociaux de production une contradiction nouvelle majeure qui les englobe toutes. Il s’agit de la contradiction politique centrale de notre temps. Celle qui se constate entre le caractère infini des désirs et des besoins suggérés par l’économie de l’offre, qui est le moteur du capitalisme de notre époque, et le caractère limité des ressources qui permettraient d’y répondre. Cette contradiction est indiscutablement politique puisqu’elle correspond très directement à des choix économiques faits délibérément et en toute connaissance des effets induits. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’effet systémique. Dit autrement, cela ne signifie pas que les acteurs dominants décident délibérément de la destruction de notre écosystème.
Bien sûr que même les plus bornés et les plus stupides ne le souhaitent pas, même quand ils sont obstinément « climatosceptiques » comme on le dit de ceux qui doutent de la cause humaine du dérèglement climatique actuel. Mais l’origine politique délibérée des décisions qui aboutissent à cet effet de système sont non moins incontestables. L’opposition entre des besoins et des désirs infinis, délibérément auto-entretenus par le modèle culturel dominant, confrontés à la réalité des moyens physique limités d’y pourvoir en est la conséquence directe. Elle est radicalement politique. Le mythe de la croissance infinie comme solution revendiquée en permanence par le discours néolibéral comme social-démocrate atteste de la faillite intellectuelle et pratique de cette façon d’envisager la suite de l’histoire de la civilisation humaine. Ce qui me semble décisif alors ce ne sont pas seulement les causes de cette situation mais le fait qu’elles échappent à tout contrôle collectif capable de les maîtriser.
C’est pourquoi le caractère de la révolution à opérer est avant toute chose politique au sens littéral. C’est-à-dire qu’elle concerne la capacité existante ou non à décider et d’appliquer ce qui est bon pour tous, au sens de l’intérêt général humain. Cela et non pas seulement ce qui est bon et efficace du point de vue d’une finalité plus étroite comme celle d’un intérêt particulier, si légitime soit-il dans son domaine. C’est une des raisons pour lesquelles je dis de la révolution politique appelée par L’Ère du peuple qu’elle est « citoyenne ». C’est-à-dire qu’elle consiste dans la récupération des moyens politiques de décisions davantage que n’importe quel aspect liés à cet objectif, comme le caractère de la propriété des moyens de production. En cela, cette thèse n’annule pas les raisonnements politiques du passé mais elle les inclue dans une dimension qui les englobe et en reformule le mode d’emploi.