C’est un haut moment de l’histoire de notre pays qui s’écrit en ce moment. Les images se bousculent. Quand j’ai commencé à écrire ces lignes, je ne savais pas que 700 lycéens avaient été interpellés dans la journée de jeudi et que des scènes de répression aussi disproportionnées et parfois aussi humiliante avaient eu lieu. Mais j’avais déjà vu les images du Puy-en-Velay et de son niveau de haine stupéfiante contre Macron. En regardant de plus près la mobilisation lycéenne, j’ai su qu’elle ne ressemblait pas à celles du passé. À l’image des gilets jaunes, elle est fondamentalement populaire. Les lycées professionnels et les établissements des régions urbaines isolées sont en première ligne. Est-ce pour cela que la répression est si violente ? La caste des donneurs d’ordres n’a pas ses gosses dans ces établissements.
De mon côté, je vis de très longues journées dans l’Assemblée nationale. J’ai évidemment participé à la séance consacrée au discours du Premier ministre. J’y ai vu un adieu. Certes, l’homme ne manque ni de panache ni de distinction dans son rapport aux oppositions. Et le vote final va, sans aucun doute, lui donner le sentiment d’une légitimité parlementaire qui doit lui être bienvenue. Mais son discours devant l’Assemblée nationale était construit sur un mode déclamatoire, comme un bilan détaillé de son action jusqu’à ce jour. Une telle revue n’a pas de sens dans le feu de l’action ni du moment que nous vivons. Je l’ai donc entendu comme un bilan d’adieu. D’ailleurs, dans les couloirs, des petits futés de la majorité faisaient courir des noms de successeurs et jouaient les bien informés. Une scène classique des fins de règne.
À la tribune, les présidents de groupe ont fait se succéder les figures de style et de politique qui forment le paysage du moment au parlement. Pour ma part j’écoutais et je regardais comme on feuillète un livre d’Histoire. Le meilleur moment pour l’observation entomologique, obscènement caricatural, fut le discours du président du groupe « La République en marche ». Bien sûr à cause de ce moment irréel où il assène, tout faraud : « nous faisons tout plutôt très bien ». Un hurlement de rire a salué cette boursouflure. Mais surtout j’ai noté son bêchage besogneux du sol des truismes pour incarner le « parti de l’ordre » tel que toujours présent au fil de l’Histoire. L’ancien journaliste de Challenges (ce journal place deux de ses employés dans les allées principales du pouvoir) a fait revivre tous les grands poncifs de ce genre : l’appel au calme, l’interpellation culpabilisante des gilets jaunes, la grossière tentative de récupération du dévouement des policiers et des pompiers. J’en passe et des meilleures. Le rôle surjoué ne convainquait pas. Il n’interpellait pas. Il ennuyait même quand il recommença la litanie des réalisations du gouvernement, avec moins de talent que le Premier ministre qui venait pourtant juste de retourner à son banc.
De mon côté, j’ai choisi de dire les choses aussi directement que possible et de choisir mon camp sans détour. J’ai donc salué et encouragé le mouvement. L’objectif est de ne pas se laisser dominer par la grosse caisse des affoleurs qui voudraient réduire le mouvement aux images de violences de samedi dernier. Et dès les premiers mots, la foule des députés marcheurs m’a hurlé dessus. De la tribune, je voyais les visages congestionnés, les bouches ouvertes, et j’entendais un magma rauque de sons sans relief. À vrai dire je m’en amusais. Et je finis d’ailleurs par rire en cours de discours. En effet, j’avais en face de moi une personne spécialement mal entrainée au garbouil qui déglutissait laborieusement entre deux cris. Elle vécut une sorte de catalepsie à mes premiers mots : « heureux les jours que nous vivons puisqu’enfin la France est entrée en état d’insoumission générale contre un ordre injuste qui durait depuis trop longtemps. »
Pour tous ces gens de la bonne société, des jours de mobilisation populaire ne peuvent être autre chose qu’un cauchemar. Et ils reçoivent comme une offense personnelle qu’on leur parle du monde qu’il préfèreraient oublier. J’enfonçais le clou : « Voici des millions de gens qui avaient été rendus invisibles, dans l’hexagone et en Outre-Mer, le peuple, qui revient sur la grande scène de l’Histoire de France. (…) Voici clamés enfin haut et fort des récits de pauvres vies rendues infernales par un système qui n’encourage que la cupidité, les consommations ostentatoires, l’égoïsme social, et la richesse de quelques-uns au détriment de tous ! ». Je dois citer un autre passage qui m’a valu une bronca que je juge significative : « L’écologie est nécessairement populaire. Il vous reste à comprendre qu’on ne peut pas être en même temps l’ami des riches et celui du genre humain. Car les riches n’ont que des intérêts particuliers et seul le peuple porte en bandoulière l’intérêt général. » Le reste vous pouvez le voir et l’entendre vous-même. Mais la conclusion doit être répétée ici. « Allez dire au monarque présidentiel que les gens raisonnables sont sur les ronds-points et dans les rues et qu’ils n’en partiront pas avant que vous ayez cédé pour de vrai ou que vous soyez parti. Cédez ou partez. Et quand vous partirez, cédez avant. »
Qu’ils partent tous ! C’est l’enjeu de la journée de samedi. Deux légitimités vont se faire face. Celle du pouvoir et celle du peuple en action. La première est déclinante et sans cesse plus incertaine. La seconde est ascendante et se renforce au fil des bégaiement du pouvoir exécutif. Tout dépend du constat qui pourra être fait : en cédant sur le carburant, le pouvoir a-t-il éteint l’incendie social ? Comment le savoir ? En constatant le niveau de la mobilisation. D’où l’enjeu de la journée de samedi et du nombre des secteurs qui se mettent en mouvement, comme les lycéens, les routiers, les agents des services publics et ainsi de suite.
Le pouvoir a une stratégie offensive pour essayer de faire baisser la mobilisation de samedi. Il choisi la méthode de l’intimidation. Faire peur, annoncer des batailles rangées avec des mots qui fonctionnent comme une incitation, donner à voir une concentration affolante de moyens de force. Ce sont 8000 agents dans Paris et 89 000 dans tout le pays qui seront mobilisés avec des véhicules blindés. Il va de soi que la violence ne peut guère nous aider. Elle donnera des images contre le mouvement et ceux qui agissent sur le terrain. Elle divisera les participants à l’action et elle écartera de celle-ci tous ceux pour qui la violence est un repoussoir quelle qu’en soit la raison.
J’ai déjà expliqué dans ce blog de nombreuses fois pourquoi j’étais hostile aux stratégies violentes et quelques-uns m’en ont fait le reproche. Pour autant, je veux répéter que je crois la violence radicalement contre-performante dans les circonstances que nous vivons. Je ne le fais pas d’un point de vue « moral », même si le point de vue moral des « non violents » me parle aussi. Je le fais d’un point de vue politique. Je cherche la stratégie la plus efficace pour faire craquer l’adversaire et marquer le point essentiel qui est dorénavant à l’horizon : la chute de la maison macroniste. Selon moi il ne faut pas accepter la logique de bataille rangée dont les macronistes plantent le décor quand ils en rajoutent contre les violences, publiquement, ostensiblement, obsessionnellement et de toutes les façons possibles.
L’étape qui vient est celle où le pays se bloque et où le gouvernement tombe parce que le Président change de Premier ministre au vu de la poursuite du mouvement. Car quelle autre sortie aurait-il si le mouvement continue et s’il s’élargit ? Et si l’énorme dispositif répressif déployé se défaisait parce que ce serait la mobilisation de trop et qu’elle ne fasse qu’ajouter à la démoralisation et à l’épuisement des personnels engagés de cette façon ? Nous sommes dans ces heures où cela se joue. Sans oublier, s’il reste un peu de sens politique républicain au Président, que la règle veut en démocratie qu’on sorte des impasses par le vote des citoyens. La dissolution de l’Assemblée nationale est une possibilité inscrite dans la logique de la situation d’impasse où tout semble aller.