La niche parlementaire du groupe de la France insoumise commence la semaine prochaine avec le passage en commission de nos propositions de lois. Le 21 février, nous les défendrons dans l’hémicycle. Cette année, je serai rapporteur d’une de nos propositions. Elle concerne le régime européen du travail détaché. Avec Danièle Obono, nous proposerons son interdiction sur le territoire français. Il s’agit de la traduction législative d’une disposition du programme « L’Avenir en commun ». Le mot d’ordre est aussi présent dans les revendications des gilets jaunes. Notre proposition de loi a été préparée en coopération avec Marina Mesure, spécialiste syndicale de cette question et candidate sur notre liste pour les élections européennes.
Faisons le point ici sur cette question lourdement enfumée par la propagande du pouvoir. En 2018, une nouvelle directive sur le travail détaché a remplacé celle qui datait de 1996. Cette nouvelle directive a été présentée comme une grande victoire par Emmanuel Macron. Nombreux sont ceux qui, alors, ont considéré que le sujet était épuisé. Pour nous, il ne l’est pas du tout. La « victoire » de Macron est un cruel trompe-l’œil. La nouvelle directive exclut de son champs tous les salariés du transport routier. Or, c’est le principal secteur concerné par le travail détaché. D’autre part, la durée maximale de détachement a bien été réduite à 18 mois, mais la durée moyenne en France est de 47 jours. Les indemnités de transport, de logement et de repas restent calculées selon le barème en vigueur dans le pays d’origine, ce qui rend le principe « à travail égal, salaire égal » manifestement inopérant. Surtout, le cœur du système de dumping social reste en place. À savoir que les cotisations sociales sont payées dans le pays d’origine du travailleur et non dans le pays où il travaille.
C’est bien, pour nous, ce qui pose problème avant toute chose. Car c’est bien cette disposition qui permet le dumping généralisé auquel mène cette directive. En France, elle est utilisée par les employeurs pour faire venir de la main d’œuvre moins chère que celle disponible sous contrat de droit français. Au niveau européen, elle pousse à la baisse des droits et des systèmes de protection sociale partout. C’est ainsi qu’en Roumanie, une réforme passée en 2017 a supprimé totalement les cotisations sociales patronales, transférant une partie à la charge du salarié et entrainant une baisse des salaires de 11%. En Bulgarie, le gouvernement a décidé au même moment de supprimer de sa législation toute obligation de verser des indemnités de logement, repas ou transport. Ces évolutions sont faites pour profiter de la directive sur les travailleurs détachés afin de gagner un avantage compétitif. Quant à la France, cette concurrence déloyale est un puissant incitatif pour les allègements de cotisations sociales dont le coût se retrouve transféré sur des hausses d’impôts les plus injustes comme la TVA.
Au point de départ, le travail détaché en Europe ne posait pas un si grand problème. En 1996, au moment de la première directive, l’Union européenne ne comptait que 15 États membres. Les systèmes de sécurité sociale de ces États étaient proches. On pouvait alors concevoir le besoin de faire venir des travailleurs temporairement pour des raisons de qualifications manquantes. On considérait qu’il était plus simple pour le travailleur de rester affilié au régime de sécurité sociale du pays dans lequel il travaillait régulièrement, pour la continuité de ses droits. Cet argument pouvait d’entendre il y a 20 ans. Mais aujourd’hui, la situation a radicalement changé. La pénurie de main d’œuvre, ou de qualifications n’est pas ce que justifie l’énorme majorité du détachement. En effet, depuis 2008, le nombre officiel de travailleurs détachés en France est passé de 96 000 à 516 000. Sur la même période, le taux de chômage a toujours été autour de 10% et le nombre d’inscrits à pôle emploi de 6 millions de personnes. Il n’y avait donc pas de pénurie de main d’œuvre mais au contraire une masse de travailleurs disponibles. Le quintuplement du nombre de travailleurs détachés ne trouve son explication que dans la volonté de disposer d’une main d’œuvre moins chère que celle pour laquelle les employeurs participent au financement de la sécurité sociale par le paiement de cotisations.
Le régime, tel qu’il est organisé par l’Union européenne, est une machine à créer de la fraude. La responsabilité du contrôle du paiement effectif des cotisations sociales pour un travailleur détaché revient à l’administration du pays d’origine. Ainsi, si une fraude est constatée en France, il faudra encore la coopération de l’administration du pays d’origine pour qu’elle soit punie. Mais celles-ci préfèrent souvent ne pas coopérer, ou le faire très lentement. Le détachement en cascade, pratique par laquelle un travailleur d’une nationalité est embauché par une entreprise d’une deuxième nationalité pour être détaché dans un troisième, rend les contrôles encore plus complexes et les sanctions improbables. Ainsi, une entreprise sur deux qui est reconnue coupable de fraude au détachement ne paye jamais l’amende. Ses propriétaires la ferment lorsqu’ils sont rattrapés par la patrouille, pour en rouvrir une autre qui fera la même chose un peu plus tard. Une fraude répandue et très simple est celle concernant la qualification des travailleurs. On déclare qu’un travailleur est peu qualifié, et on le paye donc au salaire minimum alors qu’en vérité il dispose d’une qualification supérieure, qui vaut en France un bien meilleur salaire. C’est évidemment difficile à détecter. Et surtout illusoire, quand on compare l’ampleur des fraudes aux effectifs de l’inspection du travail.
La directive sur le travail détaché organise donc l’inégalité de traitement entre les travailleurs européens. À ce titre, elle contrevient au droit international. L’Organisation Internationale du Travail (OIT) édicte des conventions sur les droits fondamentaux des travailleurs qui doivent être rendus effectifs par la législation des États. Sa convention n°97 sur les travailleurs migrants exige une stricte égalité de traitement entre les salariés nationaux et les salariés étrangers y compris « la sécurité sociale, à savoir les dispositions légales relatives aux accidents du travail, aux maladies professionnelles, à la maternité, à la maladie, à la vieillesse et au décès, au chômage et aux charges de famille, ainsi qu’à tout autre risque qui, conformément à la législation nationale, est couvert par un système de sécurité sociale ». Cette dernière disposition est évidemment contradictoire avec la directive. Dans une analyse de 2013, la Commission européenne a reconnu explicitement que la convention 97 de l’OIT était incompatible avec les principes de libre circulation des travailleurs et des services tels que mis en œuvre par la directive sur les travailleurs détachés.
C’est pour toutes ces raisons que nous proposerons devant l’Assemblée nationale la suppression de l’application de la directive sur les travailleurs détachés en France. Cela ne signifie pas que nous nous opposons à ce que des Européens viennent travailler en France. Mais nous voulons qu’ils bénéficient des mêmes droits que les travailleurs français, et du même salaire. C’est tout à fait possible en leur faisant un contrat de droit français, et d’ailleurs il existe déjà des agences d’intérim qui le font. Bien sûr, en théorie, rien n’oblige à ce qu’un régime européen de détachement organise le paiement des cotisations dans le pays d’origine. On pourrait tout à fait imaginer une directive qui décide d’une égalité de traitement, y compris en matière de sécurité sociale. Et que les travailleurs détachés bénéficient de certaines prestations de la sécurité sociale du pays d’accueil en contrepartie de leurs cotisations.
Mais étant donnés les rapports de force, les gouvernements et les intérêts représentés dans les institutions européennes, une solution consensuelle est pour le moment impossible. C’est pourquoi nous proposons que la France rompe avec le système. Ce n’est pas du jamais vu dans l’histoire européenne : le Royaume-Uni, le Danemark, la Pologne ou l’Irlande ont déjà obtenu des clauses de non-participation pour certaines politiques de l’Union européenne. L’abolition du travail détaché sur notre territoire nous permettrait de proposer aux autres peuples une harmonisation sociale par le haut. Notre proposition de loi instaurerait une clause de mieux-disant social en matière de discriminations, d’égalité entre les femmes et les hommes, de harcèlement au travail, de congés parentalité ou de droits syndicaux. C’est tirer les droits vers le haut plutôt que vers le bas.