Le 14 février, se discutait en séance à l’Assemblée nationale une convention fiscale entre la France et le Luxembourg. Un texte que le gouvernement aurait voulu faire passer en catimini et sans débat, selon la procédure dite de « l’examen simplifié ». Heureusement, plusieurs groupes de l’Assemblée ont demandé le débat en séance. Nous avons saisi l’occasion pour mettre à nu le contexte de dumping fiscal dans lequel intervient cette maigre convention. Le problème de l’évasion fiscale devrait en effet être une obsession gouvernementale. 80 milliards d’euros échappent chaque année à l’impôt soit par la fraude illégale, soit par des pratiques d’évasion, légales mais immorales à nos yeux. Le déficit public de la France est de 67 milliards d’euros. Si les voleurs du fisc étaient neutralisés, nous n’aurions pas de problème pour financer le budget de l’État et de la sécurité sociale. Le budget de la France serait excédentaire. La somme représente aussi une année et demi du budget de l’Assemblée nationale ou du service de la dette. Pour l’ensemble de l’Union européenne, c’est 1 000 milliards d’euros qui échappent aux États, soit la moitié de ce que la France produit de richesses en une année, six fois le budget de l’Union européenne ou 57 années de contribution française à celui-ci.
L’évasion fiscale est donc le phénomène majeur de notre époque. Il est central dans la spoliation des peuples qu’organise la finance à son profit. Et précisément, il se déploie au cœur de l’Europe à partir de pays comme le Luxembourg. En effet, le grand-duché est devenu dans les années 1990 une véritable plaque tournante de la finance occulte. On trouve au Luxembourg un siège d’entreprise pour six habitants, soit une proportion quatre fois plus importante qu’en France. Le duché est plus petit qu’un département français. Pourtant il héberge 3500 milliards d’euros d’actifs financiers c’est-à-dire 64 fois son produit intérieur brut. 143 banques y ont un siège ainsi que 900 filiales d’entreprises françaises. La plupart n’y sont que pour des raisons fiscales. Quand leur présence ne se résume pas à une boite-aux-lettres. Un journaliste avait un jour révélé qu’une seule adresse au Luxembourg hébergeait 1600 sièges d’entreprises. Cette délocalisation fiscale va-t-elle cesser avec la convention que la majorité macroniste a adopté ? Sûrement pas. Pire, elle ouvre de nouvelles possibilités de contournement. Son article 15 prévoit que les dirigeants d’entreprises qui reçoivent des rémunérations pour leur présence dans un conseil de direction ou d’administration situé au Luxembourg ne paieront plus d’impôt en France sur cet argent, même s’ils y habitent.
L’ampleur des pratiques agressives du Luxembourg a éclaté au grand jour en 2014 à l’occasion du scandale des « Luxleaks ». Grâce à des documents transmis par deux lanceurs d’alerte, Rapahaël Halet et Antoine Deltour, un consortium international de journaux a révélé 340 accords secrets passés entre le gouvernement du Luxembourg et des multinationales. L’administration fiscale de ce pays négociait dans le dos de ses voisins les taux d’impositions des multinationales de gré à gré, via des accords nommés « rescrits ». Facialement, le taux d’impôt sur les sociétés du Luxembourg est dans la moyenne européenne, à 29%. Mais on a découvert grâce aux « Luxleaks » que les entreprises concernées ne payaient en réalité que 2% d’impôt en moyenne. Toutes ont donc organisé le rapatriement au Luxembourg de leurs bénéfices réalisés dans les autres pays,. C’est le cas par exemple du géant de la malbouffe Mc Donald’s. Entre 2009 et 2013, cette entreprise a évité de payer 700 millions d’euros d’impôts à l’État français. Elle faisait en effet rapatrier tous ses bénéfices dans une filiales au Luxembourg qui comptait 13 salariés mais réalisait 3,7 milliards d’euros de bénéfices. Pour un taux d’imposition record de 0,7%. Pendant ce temps, la multinationale menait une lutte amère contre les employés de ses restaurants en France quand ils demandent un salaire minimum à treize euros de l’heure. Amazon, l’une des premières capitalisations boursières du monde, utilise le même montage grâce auquel elle ne paye aucun impôt sur les trois quarts de ses bénéfices. Pour les entreprises du numérique, le laisser faire est total. Il n’y a pas pour elles de définition de l’établissement stable. Elles sont libres de localiser leurs bénéfices à peu près n’importe où. La nouvelle convention fiscale avec le Luxembourg ne dit rien de ce problème. Ce n’est pas le seul silence du texte. L’arnaque des rescrits révélés par les « Luxleaks » est un vol de 50 milliards d’euros aux autres États. Mais le mot « rescrit » ne figure même pas dans la convention.
Jean-Claude Juncker est aujourd’hui président de la Commission européenne, depuis 2014. Auparavant il était le dirigeant du Luxembourg. Il en a été le Premier ministre entre 1995 et 2013 et aussi le ministre des finances entre 1989 et 2009. De 2005 à 2013, il a été président de l’Eurogroup, c’est-à-dire premier parmi les ministres des finances de la zone euro. Lorsque que le scandale des « Luxleaks » éclate, en 2014, il nie avoir eu connaissance, en tant que Premier ministre et ministre des finances des rescrits fiscaux signés par l’administration fiscale luxembourgeoise avec (au moins) 340 multinationales ! Évidemment, il ment. La même année, l’ancien responsable fiscalité d’Amazon affirmait dans une interview à un journal luxembourgeois avoir rencontré personnellement Juncker, alors Premier ministre, pour négocier l’établissement de l’entreprise dans le pays. En 2017, le Guardian révèle des câbles diplomatiques qui montrent que le Luxembourg a bloqué au niveau européen des dispositions anti-évasion pendant que Juncker était Premier ministre, notamment la règle de l’unanimité au sein du Conseil européen sur les questions fiscales.
Qu’un tel vol soit organisé au cœur même de l’Europe est rendu possible par les traités européens. L’harmonisation fiscale n’y est autorisée que si l’objectif poursuivi est l’amélioration de la concurrence. Il requière l’unanimité de tous les États membres pour toute initiative concernant la fiscalité directe. Cette règle signifie concrètement que nous nous mettons dans la main de pays fraudeurs comme le Luxembourg. Par ailleurs, il n’est pas possible de prendre des mesures de rétorsion efficace envers les paradis fiscaux. En effet, les traités interdisent toute limitation aux mouvements de capitaux entre les États membres, ce qui peut se comprendre, mais aussi avec les pays extérieurs de l’Union européenne. Les seules possibilités de restrictions introduites sont exceptionnelles et requièrent encore une fois l’unanimité. La sortie de ces traités est indispensable pour lutter efficacement contre l’évasion fiscale. Il faut par exemple interdire aux banques françaises d’ouvrir des filiales dans les paradis fiscaux. Et utiliser des sanctions financières contre les États aux pratiques les plus immorales pour qu’ils en changent.