Affolé par la mise en garde que les Insoumis ont prononcée à propos du recours à l’armée, le pouvoir a choisi la stratégie de communication la plus incroyable : nier avoir décidé ce recours et nous accuser de provoquer une polémique sur des fantasmes. Le Président en personne a pris en charge l’argumentaire. Loin de confronter les marcheurs à leurs propres déclarations sur le sujet, l’officialité médiatique regarda ailleurs ou bien s’amusa de la polémique, en pleine irresponsabilité. Car tout de même, l’alerte était sérieuse. En effet, dès le mercredi 20 mars, Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, avait bel et bien annoncé que les forces Sentinelle se joindraient en renfort aux forces de l’ordre lors de l’acte XIX des Gilets Jaunes. Pourtant on apprenait, selon de nombreuses sources, que le chef d’état-major des armées, le général François Lecointre, n’aurait pas été prévenu au préalable de cette décision. La question n’aurait même pas été évoquée lors du conseil restreint de défense qui a eu lieu ce jour-là. Une nouvelle fois, Griveaux avait-il parlé trop vite et pour dire n’importe quoi ?
En tous cas, certains militaires ont dû recevoir leurs ordres par-dessus la hiérarchie car le vendredi 22 mars, le gouverneur militaire de Paris, le général Bruno Leray a déclaré à propos du rôle des militaires : « Les consignes sont extrêmement précises. Ils ont différents moyens d’action pour faire face à toute menace. Ça peut aller jusqu’à l’ouverture du feu. (…) Les soldats donnent des sommations dans les cas éventuels d’ouverture du feu. Ils sont parfaitement à même d’apprécier la nature de la menace et d’y répondre de manière proportionnée. » Il a ajouté que les militaires pourraient tirer « si leur vie est menacée ou celle des personnes qu’ils défendent ». Des consignes « extrêmement précises ». De qui ? Données quand et dans quel cadre ? Personne ne le lui demandera. Le problème médiatique est plutôt « Mélenchon a-t-il exagéré une fois de plus ? ». C’est exactement ce dont avait besoin le pouvoir pour effacer ses traces encore fraîches sur le sentier de la guerre. En tous cas, remercions le général Leray. En parlant clairement et directement, il a mis tout le monde devant ses responsabilités. Ses propos furent salutaires car ils confirmèrent l’alerte : des « consignes très précises » ont été données. Ce qui signifie que l’armée les exécuterait comme c’est son devoir. De là notre conférence de presse à l’assemblée nationale.
Dans l’armée, on ne se cacha plus le malaise devant des « consignes très précises » de ce type. Du coup, toute la Macronie a rétropédalé. Aussitôt, la ministre des Armées indique qu’il « n’est dans l’idée de personne de mettre les militaires en face des manifestants ». Et Macron de dénoncer « un faux débat ». Rien de moins. Démentant Griveaux et le gouverneur militaire, il précisa sans vergogne que l’armée ne serait « en aucun cas en charge du maintien de l’ordre et de l’ordre public ». Donc le gouverneur militaire a menti ? Non, bien sûr.
Ce qui frappe dans cet épisode, ce n’est pas seulement la désinvolture dans la manipulation de l’information, ni le cynisme de ceux qui aident à mentir, ni même le rétropédalage salutaire. C’est la légèreté d’une équipe qui considère faire « un coup de com » sur un sujet pareil qui engage si profondément l’état de la nation. C’est la frivolité d’une équipe qui joue avec les institutions et l’État lui-même. Traiter un chef de l’armée de menteur pour pouvoir soi-même mentir est une situation inacceptable pour la vie normale d’une République. Après l’épisode de Villiers, cette nouvelle gifle meurtrit en profondeur la hiérarchie militaire.
C’est encore ce que les macronistes ont fait avec la police. De façon stupéfiante, le ministre de l’Intérieur flanqué de son secrétaire d’État, a osé déclarer que si les manifestations du samedi s’étaient bien passées c’est parce que les ordres donnés depuis décembre avaient été enfin correctement appliqués. Autrement dit : si c’est la pagaille depuis décembre, les incendies, les mutilations et les blessures, c’est la faute de la police qui n’a pas obéi aux ordres. Pas un mot de protestation de la hiérarchie, pas une protestation de ce syndicat qui pour cent fois moins que ça était venu manifester devant notre siège.
Mais peu importe la faible réactivité de cette administration. Ce qui est en cause, c’est ce que cela montre de la conception de l’État telle que la portent les macronistes. Pour eux, il faut traiter l’armée et la police comme tout le reste de l’État : « comme une entreprise ». Dans cette vision, les propriétaires donnent des ordres sans autre limite que leur propre fantaisie et besoins à court terme. Donc la hiérarchie peut être remplacée en cas d’insatisfaction du donneur d’ordre comme les chefs de rayon dans un magasin aux ventes insuffisantes. En résumé : l’administration où l’armée devient responsable politiquement des ordres qu’elle exécute. Si le chef de la police parisienne est responsable du désordre depuis décembre et le gouverneur militaire « joue avec les fantasmes » selon la Ministre de la défense, alors il n’y a plus d’État républicain possible. Car un tel État a une règle de fonctionnement. Elle pose que l’administration obéit au pouvoir politique quel qu’il soit sans refuser jamais ses ordres (sauf quand ils sont moralement ou légalement illégitimes) et de son côté, le décideur politique endosse la responsabilité de l’ordre et de son exécution. Le ministre est le chef de son administration. Dans cette disposition, l’administration, ou bien l’armée, peuvent et doivent revendiquer leur neutralité qui prend le sens d’une appartenance inconditionnelle au peuple tout entier. Militaire et fonctionnaires servent l’État et sa continuité, et non pas un parti ou une majorité politique. Le genre de subtilité que les brutes ignorantes de la République en Marche ne connaissent pas.