Entre le procès politique des insoumis à Bobigny et le samedi dimanche de marche dans les rues, un fil d’union court. La convergence des fronts d’action qui pourrait se faire ? Oui bien sûr. C’est la hantise du système mediatico-politique macroniste. Mais la convergence la plus importante, c’est celle des apprentissages collectifs. Ceux qui se font contre le miroir médiatique et le parti des répondeurs automatiques qui l’animent.
Les mêmes plateaux d’experts qui dégorgent de haine de caste contre les insoumis en procès (ici, je mets le lien avec le texte d’Adrien Quatennens témoins assidu du procès) reprend le lendemain pour insulter sans trève les gilets jaunes et les marcheurs du climat. Le fond de scène médiatique reste le même. Ça se voit. Ceux qui regardent s’en rendent compte. Une culture commune se constitue alors. Je parlais dans le passé de ce « parti sans mur » fait de milliers de consciences éveillées par les mêmes livres, les mêmes films, les mêmes émissions de télé. Pour nous qui ne prétendons pas construire un parti révolutionnaire mais un peuple engagé dans le processus de révolution citoyenne, les mécanismes d’apprentissage collectifs sont essentiels.
Au fil de 45 semaines ou « le mouvement s’essouffle » et où dorénavant les mouvements écolos aussi, c’est tout du bon pain que cette manière de rabaisser tout et tout le monde avec des méthodes médiatiques aussi rudimentaires. Car cette fois-ci ce ne sont pas seulement les populaires des ronds-points éloignés qui sont gazés, grenadés et mitraillés. Ce sont les jeunes des classes moyennes des centres villes et leurs familles. Les prochaines mains arrachées, les prochains yeux crevés, les prochaines « comparutions immédiates » seront d’une autre composition de classe. La « convergence » n’est pas possible sans cela. Sans cet arrière plan de vécu commun.
Certes, en faisant le choix du débat sur l’immigration en pensant chasser sur les terres lepenistes, Macron commet une lourde faute pour le pays. Une dose de pur venin de division dans les veines de la République. Mais où ira-t-il ? Que peut-il dire ou faire à part des gesticulations ? Les catégories sociales qu’il méprise, ce sont a la fois les milieux issus de l’immigration à quoi il ne comprend rien et les classes moyennes sachantes qui savent que tout cette logorrhée xénophobe n’a pas de sens concret. Ça fait beaucoup de monde. D’autant qu’une bonne partie des milieux issus de l’immigration est elle aussi composante de la classe moyenne sachante. Encore une fois, la convergence se fera sur ce fond d’expérience commune du mépris de classe des parvenus aujourd’hui au pouvoir !
Dans ces conditions, si rude que soit le moment pour nombre d’entre nous, ce qui compte c’est le cours général des événements et celui-ci apporte à notre moulin si nous ne faisons pas l’erreur de chercher à se l’approprier. La priorité est à l’extension des mouvements dans ces nouveaux secteurs entrés dans le combat. La radicalité écologique est une forme renouvelée du collectivisme que porte notre programme « L’Avenir en commun ». Ce n’est ni un corps étranger ni un secteur « allié » de notre engagement. C’en est le cœur. La bataille des retraites qui va s’engager pas a pas va permettre d’autres prises de conscience idéologique. Car le thème de la retraite et de son financement est un enjeu idéologique. Le système de retraite porte en lui une vision du monde. Et maintenant les visions du monde sont dans la rue.
C’était un épisode dans un feuilleton de longue durée programmé par Belloubet et son réseau judiciaire. Je n’en tire pour l’instant que trois leçons. Mais avant cela, me voici musardant sur l’entrée du sujet.
Le procès se déroulait dans le prétoire, mais aussi sur le parvis, sur les réseaux sociaux et sur les plateaux de télé. Autant de réalités si différentes ! Quel genre de description globale pourrait en rendre compte ? Un coup d’œil de littéraire ? Il raconterait la comédie humaine, les personnages qui siègent comme les santons dans une crèche, chacun mis en demeure de jouer son rôle ? Pourquoi pas. Un tableau politique ? Sans doute est-ce ce que l’on attend de moi. J’ai bien vu comment je suis devenu un « prévenu » après avoir été un « accusé ». L’euphémisation signait une défaite de l’assaillant. Et les réquisitions du parquet ont résumé la déroute de la bande à Belloubet. À moins que ce soit une des expressions de la lassitude qui semblait accabler tous ceux qui prenaient conscience de la situation grotesque dans laquelle l’instrumentalisation politique de la justice plonge son fonctionnement et ceux qui l’incarnent.
Une question courait les divers bancs : « mais qu’est-ce qu’on fait ici » ? Car rappelons tout de suite que le rôle de toute cette vaste machinerie est voué aux délinquants, aux criminels, aux fraudeurs, aux corrompus et aux corrupteurs. Pas aux militants politiques. Juges, policiers, avocats tout le monde est à contre-emploi dans un procès politique.
Dans ce moment pitoyable je notais, j’observais, j’évaluais. Tout le monde m’a semblé fuir, du côté de l’accusation. Comme si le malaise était le plus fort. La disproportion des moyens déployés contre nous, y compris en ce jour, s’étalait sur tous comme une tache d’huile. Après les réquisitions, on aurait dit une salle des fêtes après la fête. Gueule de bois généralisée. Je ne compte plus les fois où il a été dit « on peut vous comprendre quand vous dites que… » et les mises à distance de toutes sortes qui émaillaient les plaidoiries adverses. J’ai des années de polémiques et de débats contradictoires dans les bottes. Ces choses-là ne pouvaient nous échapper. Le seul qui tira l’épingle de son jeu fut le président du tribunal. Car au bout du compte les fauves sont passés par les cerceaux enflammés sans trop faire d’histoires et le spectacle a pris fin à une heure plus que raisonnable le vendredi, avant l’heure du dîner. En 22 heures quatorze avocats, deux procureurs, treize parties civiles, sans oublier les interventions finales des « prévenus » et la projection loqueteuse d’images tantôt muettes tantôt hurlantes. On fait moins bien au Parlement. Un exploit compte tenu du nombre des prises de parole.
Donc il y avait le dedans. La salle du jugement. Celle des assises. Du peu qu’il pouvait y avoir de dispositif cohérent en face, tout fur emporté au premier choc avec le rejet de la demande de renvoi du procès par le procureur. Comment ceux qui avaient déclenché et programmé le procès osaient-ils en demander le report ? Une provocation qui tourna court. Coup de tonnerre. Le parquet entre aussitôt en PLS. Le rapport d’entrée enfonça un clou de plus : la rétractation de la policière accusant Muriel Rosenfeld de l’avoir ceinturée. Depuis la publication de la totalité des images de Quotidien, on savait que cela était impossible. Donc, après le report demandé par Belloubet c’étaient les surenchères de la partie civile qui allaient au tapis.
Puis vint le tour des auditions et l’on commença par moi. Dupont-Moretti se précipita. Il n’avait visiblement pas bossé son dossier. Il en resta donc à des provocations et borborygmes cousus de fil blanc et auxquels je m’attendais. Je l’expédiais. J’ai vu dans ses yeux le moment où il dévissa. Et ce fut en quelque sorte terminé pour ce qui concerne le rapport de force politique et moral. La suite fut un long chemin où nous avons vu les accusateurs trébucher à chaque pas, d’erreurs les plus diverses aux lapsus les plus calamiteux. L’audition des nôtres forçait le respect jusque dans le regard des accusateurs. Au moment des réquisitions, sur notre banc, ce fut la stupeur puis le soulagement, puis une explosion de joie et nous avons bien du mal à le masquer (pas question de transformer la salle en meeting). Tout s’éclairait en un instant : la machine trébuche et refuse d’endosser les injonctions folles de l’État major Belloubet. Le rapport de force politique est de notre côté.
Dehors sur le parvis et jusque dans l’entrée de la salle d’audience, les camarades et les amis nous faisaient un cocon de fraternité active. Cris, pancartes, applaudissement. Pas un instant nous ne nous sommes sentis seuls. Tout le temps nous étions en quelques sortes invités à être à la hauteur de la confiance et de l’affection placées en nous.
Pendant ce temps sur les plateaux de télé, la bave coulait à flots. Là, c’était la curée. Tous les registres des éléments de langage repérés dans la semaine se répétaient en boucle. Les parades préparées à l’avance n’avaient donc plus qu’à être tirées l’une après l’autre en rythme pour éviter la thrombose. Depuis le siège du mouvement, les artilleurs tirèrent sans relâche pendant deux jours. Les télé-troncs les plus habituellement orduriers s’abandonnèrent à leur pente : me bestialiser, psychologiser toute la polémique politique. Mes proches et amis sont écœurés. Pas moi. Mais il est vrai que je ne regarde ni n’écoute plus rien de tout cela depuis quelques temps déjà. Mais vu de loin, je crois tout cela très utile dans la durée. Il faut donc de la patience. Nous n’avons aucune contrainte de calendrier.
Regardez bien la situation réelle. L’excès, l’unanimité, le feu roulant médiatique sont désormais des méthodes repérées par le public. Les adversaires reçoivent certes une piqûre de rappel mais elle les lasse. Les amis encaissent une dose de coups supplémentaires mais elle affine leur perception et soude leurs rangs. Les indifférents eux-mêmes se mettent à l’écart car ils supportent rarement ces numéros de curée. Au total, tout le monde méprise davantage ce monde de répondeurs automatiques et cela fait notre affaire. On reconstruira d’autant plus profondément et plus surement un système médiatique pluraliste qu’ils auront discrédité celui-ci auparavant.
L’idée même de Révolution Citoyenne repose sur la disqualification du système en place. L’édito du Monde contre nous le ramène à ses racines historiques d’adhésion sans recul à n’importe quelle forme de pouvoir officiel. Lui qui a reproduit toutes les calomnies contre Lula joue contre nous ? Et alors ? Signe de dépendance pour complaire à ses informateurs qui violent la loi à son profit toute l’année en publiant des pièces couvertes par le secret de l’instruction. Quelle importance ? Qui cela convainc-il ? Même pas ses lecteurs qui rechignent à signer la pétition pour la prétendue « indépendance » de ce journal. Pour moi dans ce cas, il s’agit seulement du droit pour eux de ne respecter aucun pluralisme d’expression ni dans la rédaction ni dans la publication. Ce journal dit que nous n’avons « aucun moyen de prouver la réalité du procès politique ». C’était un des éléments de langage ritournelle distribué par la macronie judiciaire. Comme si la négation répétée suffisait à faire démonstration. Lula aussi n’avait que des arguments contre l’accusation absurde qui le frappait. Jusqu’à ce que des hackers prouvent le complot. C’est ce que voudrait Le Monde ? Il y a des raisons de penser que ce ne serait pas si glorieux pour beaucoup.
Trois leçons ai-je dit. La première : sans « Quotidien » il n’y a pas de procès possible contre nous. Seules les images montées et accommodées que l’émission a publiées il y a bientôt un an servent d’arguments et de « preuves ». Ce fut une ritournelle : « les images de Quotidien prouvent », « on voit sur les images de Quotidien sans discussion possible » et même « sans le son, les images de Quotidien sont encore plus parlantes ».
L’unique argument des parties civiles pour argumenter leurs souffrances psychologiques fut de se voir dans ces images. Les plaignants le disent tous. Comme ils n’ont jamais demandé ni le retrait ni le floutage, on comprend ce que ce genre de déclarations a de suspect. Mais elles restent. C’est donc un nouvel âge de la vie judiciaire qui commence pour les militants. Toute scène filmée peut les envoyer dans le prétoire et servir de matière première à leur mise en accusation. Tenez-vous le pour dit. Les caméras sont à double tranchant. Il est utile de se demander si les bénéfices sont supérieurs aux coûts. Pour ma part en dix ans d’expérience de cette émission dites de « divertissement », j’ai fait mon expérience. Je ne veux plus que cette émission soit accréditée à mes réunions ni à aucun de mes déplacements. Que la police assume sa surveillance avec ses propres moyens ! Attention, le parti médiatique est une composante clé du processus de la guerre judiciaire : il intervient en amont pour déclencher les enquêtes, faire les signalements, harceler l’opinion et les harcèlements et en fin de parcours pour la propagande de mise à mort.
Deuxième leçon. Un procès politique est un procès dont l’objet et la méthode sont politiques et non purement judiciaires. Dans la lutte politique il faut assumer la politique. Les discours juridiques restent dans les prétoires. La politique reste aux commandes partout ailleurs. Il faut étudier la tactique de l’ennemi, ses objectif et ses moyens. Et il faut les lui appliquer à son tour, un a un, avec l’avantage pour nous de la souplesse de nos dispositifs. Pour eux nous ne sommes pas des êtres de raison qui agissent par idéal politique. Nous sommes des bêtes violentes et sans rationalité qu’il faut rendre suspectes de toutes les turpitudes.
Cette façon de nous flétrir a son répondant. Nos accusateurs ne sont pas des gens épris de justice et de respect des libertés individuelles et collectives. Ce sont des militants politiques défroqués qui agissent en réseau entre eux et avec les pires manipulateurs de la justice du type du juge Moro au service de Bolsonaro. D’où l’importance de bien diffuser nos preuves à ce sujet comme la photo du procureur Perruaux avec le juge brésilien Moro en réunion « d’échange des bonnes pratiques » ou le décryptage de « Libération » a propos de la juge qui like la seule page des amis de Macron. En attendant la suite. Car aussi longtemps que ce cirque judiciaire n’aura pas cessé, nous ne devons plus avoir la naïveté de croire qu’ils soient capables de s’arrêter de lui-même par pudeur ou par décence.
Troisième lecon : les peines réclamées contre nous nous en disent plus long qu’elles n’en ont l’air. D’une part de l’argent. Beaucoup d’argent pour nous épuiser financièrement et caresser dans le sens du poil tout et n’importe quoi. Quelqu’un finira par parler aussi parmi ces parties civiles qui nous demandent jusqu’à 10 000 euros pour prix de leur « souffrances » psychologiques. Je veux dire ici à ce sujet que nous avons décidés solidairement de ne pas utiliser les portraits psychologiques des intéressés, fourni par l’expertise des médecins qu’eux-mêmes avaient sollicitée. Nous nous en sommes abstenus dans le seul but de ménager leur personne pour leur prouver, à eux qui savent à quoi s’en tenir, que nous ne voulons pas leur humiliation si peu que ce soit.
En ce qui concerne la peine de prison demandée contre moi. Le sursis qui va avec aggrave son infamie. De la prison parce que j’ai crié sur mon palier ? De la prison parce que je me suis « rebellé » ? Certes il y a des condamnations qu’on porte comme des décorations. Mais il ne faut pas perdre de vue ce que cela signifie dans ce cas. Pour tout nouvel acte de rébellion, estimé sur des critères aussi fallacieux que dans ce cas où je résistais à un abus de pouvoir, je pourrai être expédié en prison par un autre juge ? C’est cela le sens de cette demande. Certes, c’est passer la patate chaude au suivant juge. Mais politiquement c’est le régime du chantage et de la menace contre ma liberté de parole et d’action. Politiquement c’est une sanction qui nie mon rôle et ma qualité de député du peuple.
Le parquet a osé la demander pour tester les réactions. Maintenant il se sait assuré du soutien de la presse pour aller plus loin. Belloubet ne va jusque-là que pour aller plus loin. Nous ferons le bilan avant de mener la suite de la campagne contre le « lawfare » la guerre judiciaire. Car évidemment ils ne s’arrêtent pas. Et nous non plus. Et c’est ça la troisième leçon. Ce qui nous arrive ne doit pas être séparé du reste de la situation de la violence policière et judiciaire qui se déploie contre les mouvements écolo et sociaux. La crise morale de la justice que cette situation met à nu est en lien avec toutes celles qui traverse la société dans son ensemble. Mais en particulier les milieux des classes moyennes sachantes et intégrées. Elles se découvre devant la décomposition de la légitimité d’un pouvoir reclus dans le « maintien de l’ordre » au prix du désordre social, moral, écologique et démocratique.
Le jeudi, jour de commencement du procès politique des Insoumis, le journal L’Humanité a publié un entretien avec moi. Je remercie sa rédaction qui a été la seule à nous donner la parole dans le monde de la presse écrite. Et je crois utile de publier ici le texte de cet échange très fourni.
Votre procès « pour actes d’intimidation, rébellion et provocation » lors de la perquisition du siège de la FI en octobre 2018 s’ouvre aujourd’hui. Vous dénoncez « un procès politique ». Pourquoi estimez-vous « illégitime » cette convocation devant les juges ?
Jean-Luc Mélenchon – Les incriminations prêteraient à sourire mais prenons avec gravité ce qui est en jeu : 150 000 euros d’amende, dix ans de prison, et la menace d’une peine complémentaire d’inéligibilité. La procédure est hors du commun. Tout est resté dans les mains du parquet. À aucun moment un juge indépendant n’est intervenu dans la procédure. Mais le point de départ, c’est le motif des perquisitions. Tout ce cinéma, c’est parce que j’ai été dénoncé par une députée d’extrême droite comme 19 autres parlementaires. Je suis le seul à être traité de cette manière-là. Je fais aussi l’objet d’un signalement sur mes comptes de campagne, sans en connaître le motif, alors que ce compte a été validé et que notre campagne a été la moins chère de toutes. Alors pouvait-on faire autre chose que protester contre les perquisitions ? Personne ne nous fera croire qu’on traite un président de groupe parlementaire comme dans une opération de grand banditisme avec 100 policiers mobilisés, sans que ni le ministre de l’Intérieur ni le ministre de la Justice ne soient au courant. C’est impossible. Le scénario est le même dans tous les pays où ces méthodes sont mises en place : au départ une dénonciation sans faits concrets, une campagne de presse, un juge, et la machine judiciaire vous engloutit.
Assumez-vous la comparaison entre la France macroniste et le Brésil de Bolsonaro ?
Jean-Luc Mélenchon – Oui. C’est la même instrumentalisation politique de la justice. Mais quel mépris pour le Brésil ! Il y existe une justice ! Le juge Moro a trompé tout le monde. Il était de mèche avec le pouvoir. Il a condamné Lula sans preuves. C’est exactement ce qui m’arrive. La comparaison vient de loin : le procureur Perruaux, organisateur de la perquisition, a rencontré le juge Moro pour faire un « échange de bonnes pratiques »… Leurs méthodes sont bien les mêmes. Donc, oui, je mets en cause une opération de lawfare, guerre judiciaire. Et Lula aussi puisqu’il a signé la tribune. Si je ne m’inscris pas dans cette perspective, je ne peux pas comprendre ce qui m’arrive.
Vous décrivez ce procès comme une nouvelle étape de la dérive autoritaire du pouvoir macroniste. Dans votre livre qui paraît aujourd’hui, vous énumérez, des gilets jaunes aux syndicalistes, de nombreux cas de répression. Estimez-vous que la France soit encore un État de droit ?
Jean-Luc Mélenchon – Beaucoup de violences policières et judiciaires se sont accumulées depuis le début du quinquennat. Elles ont été dénoncées à chaque étape. Mais on a perdu de vue le tableau d’ensemble. Les gilets jaunes ont été réprimés avec une férocité incroyable. Les syndicalistes ont pris des peines inédites. Voyez Bure : garde à vue et saisie du matériel d’un avocat, un fait sans précédent. On doit donc s’interroger d’urgence sur la qualité de l’État de droit dans notre pays. La liberté de manifester est garantie… à ses risques et périls. On a le droit de manifester si on est prêt à être éborgné, poussé dans la Loire, arrêté et jugé séance tenante dans la nuit. Une sorte d’état d’exception s’insinue petit à petit partout. Cela vaut à la France des condamnations internationales à la Cour des droits de l’homme ou l’ONU. Le gouvernement les a méprisées. Maintenant, il s’indigne du fait que je mette ma situation dans le même tuyau que celle de Lula ou des Camerounais. Qui organise des méthodes comparables dans tous les pays ? D’ailleurs, dans la guerre judiciaire, le gouvernement français est souvent complice avec les États persécuteurs.
La Fête de l’Humanité, avec la présence de Dilma Rousseff, a relancé l’exigence d’une mobilisation d’ampleur en faveur de la libération de Lula. Vous venez de le rencontrer. Que vous a-t-il dit et comment faire monter la pression internationale pour le sortir de prison ?
Jean-Luc Mélenchon – J’ai d’abord été soulagé de voir que mon ami se portait bien. La tentative de le mettre dans une prison de droit commun a échoué, donc sa vie est protégée. Il est réconforté par une présence militante permanente sous ses fenêtres. Il se sent relié à une opinion populaire qui lui est favorable. Je n’ai pas eu une seconde d’hésitation sur son innocence quand Lula a été emprisonné. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde. C’est à méditer : faut-il se retrouver derrière les barreaux, quand c’est trop tard, pour se réveiller ? Il a répété que son emprisonnement visait à le détruire, lui, mais plus encore le Parti des travailleurs, pour qu’il n’y ait plus d’alternatives. Il nous appelle à politiser la lutte. Notre déclaration mondiale commune fait ce travail.
Avec ce procès, vous interrogez l’indépendance de la justice. Raquel Garrido estime que le procès Fillon relève de l’instrumentalisation à la veille des élections municipales. Vous dénonciez pourtant pendant la présidentielle un candidat qui appelle à « l’émeute contre la justice ». Avez-vous changé d’avis ?
Jean-Luc Mélenchon – Rétrospectivement, on se pose des questions. Cette affaire nous a pourri les présidentielles. Clairement, il existait un plan pour utiliser cette situation. Ma crainte aujourd’hui, c’est l’autonomisation des corps de l’autorité de l’État, et donc leur décomposition. Justice et police ne doivent pas être instrumentalisées. Depuis combien de temps ce processus a commencé, sans qu’on l’ait vu venir ?
Le Syndicat de la magistrature vous reproche de mettre tous les juges dans le même sac et d’utiliser les mêmes arguments que la droite affairiste et le Rassemblement national.
Que leur répondez-vous ?
Jean-Luc Mélenchon – C’est injuste et très corporatiste. Je n’ai jamais mélangé les juges du siège et ceux du parquet. Je n’ai jamais « affirmé ma solidarité à Richard Ferrand ». J’ai dit que je ne connaissais pas le dossier. Les juges, c’est eux, pas moi. Et je sais maintenant qu’un coup tordu est possible. Ce communiqué en est un exemple.
« Quand on n’est pas content de la justice, il faut changer les lois, pas s’en prendre aux juges », affirmiez-vous pendant la campagne présidentielle. Que proposez-vous pour garantir l’indépendance de la justice ?
Jean-Luc Mélenchon – Débarrassons la loi des procédures d’exception accumulées au cours des dix dernières années, au motif de la lutte contre le terrorisme. Assez de procédures expéditives ! Contrairement aux macronistes, ce qu’on attend de la justice ce n’est pas qu’elle soit impitoyable, mais qu’elle soit impartiale. Il faut donc la libérer des injonctions sociales inacceptables : la priorité donnée à la répression des faibles, et l’extrême douceur face aux milieux de l’argent. Ensuite, il faut que les juges puissent appliquer la loi dans de bonnes conditions matérielles. Enfin, la justice est rendue au nom du peuple français. Donc on ne doit pas croire que c’est un sujet neutre. De quelle manière le peuple peut-il intervenir dans la justice sans que celle-ci devienne une simple courroie de transmission des émotions du moment ? Certains disent : si les parquetiers n’étaient pas nommés par le pouvoir, le problème serait réglé. J’en doute. Je veux un autre rôle pour les députés dans la définition des politiques judiciaires et le contrôle de leur exécution.
Votre mouvement s’était donné pour objectif de « fédérer le peuple », en dehors des partis politiques. Les gilets jaunes ne se sont pas emparés de cet outil, votre score aux européennes a été décevant. Cela remet-il en cause votre stratégie ?
Jean-Luc Mélenchon – Cela nous interroge. Car notre cadre conceptuel « ère du peuple-révolution citoyenne » est encore en construction. La phase destituante de la révolution citoyenne est pleine de paradoxes : le mouvement est fort, puissant, il embrase toute la société mais il ne l’est qu’à la condition de ne pas se cliver lui-même, donc de mettre à distance toute représentation et parfois tout porte-parolat. C’est une difficulté que nous n’avons pas su traiter pendant la bataille des gilets jaunes. Peut-être sommes-nous encore trop marqués par l’idée que les partis ou les mouvements ont un rôle conducteur dans la lutte. Le front du peuple s’est rompu dans cette période. Classe moyenne et milieux populaires se sont séparés. Les problèmes sont dans la société, et les réponses aussi. Un mouvement ou un parti doit interroger sa capacité à devenir un intermédiaire utile aux masses. Là, c’était absolument impossible, nous n’y sommes pas parvenus. Quant aux européennes, je ne partage pas le nombrilisme de ceux qui cherchent des coupables. Les électeurs de centre-ville qui votaient pour les écologistes se sont tournés vers EELV. Ce mouvement écologiste incarne une représentation légitime de milieux sociaux mieux mobilisés. Nous en avons une autre. Elle a moins bien fonctionné que la leur. Les quartiers populaires, jusque dans ma ville de Marseille, ont des taux d’abstention ahurissants, 85-90 % dans certains bureaux de vote. La difficulté est de mettre en mouvement ces secteurs de la société qui estiment qu’une seule élection compte dans le pays, la présidentielle.
Mais contrairement à vos ambitions, les gilets jaunes ont finalement considéré votre mouvement comme les autres formations politiques…
Jean-Luc Mélenchon – Peut-être. Pas sûr. Le problème, souvent, ce sont les grosses lunettes traditionnelles de ceux qui parlent du mouvement insoumis. Ils adoreraient qu’on passe des heures à discuter à l’ancienne des plateformes, des virgules. Nous ne le ferons pas. On a essayé autre chose : un mouvement inclusif par l’action, « utile », en repeignant une école ou en assurant une solidarité concrète dans les luttes, par exemple. Je ne vais pas dire que c’est la solution miracle mais c’est ça la raison d’être du mouvement insoumis. Sa forme n’est pas fixe. On va encore inventer. On ne peut pas saisir la révolution citoyenne à main nue mais on ne peut pas la saisir avec un parti guide. Il lui faudrait des secteurs sociaux fortement organisés autour de lui. Ce monde n’existe plus. On est obligés d’inventer une nouvelle forme de porosité avec la société.
La stratégie de la France insoumise s’est inspirée des « révolutions citoyennes » sud-américaines au début des années 2000. Vous avez voulu y retourner cet été, qu’en retenez-vous ?
Jean-Luc Mélenchon – Partout où je suis allé, on m’a posé la même question : les gilets jaunes. Pourquoi la jonction avec le mouvement syndical et politique n’a pas eu lieu ? Cet événement leur parle car l’Amérique du Sud n’est pas sortie de la vague dégagiste, rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage et prend son point d’appui là où il le trouve. De l’Argentine à l’Urugay, du Mexique à l’Équateur, elle est toujours dans ce processus d’ébullition, à la recherche d’alternatives au néolibéralisme. Après les deux premières phases de la révolution citoyenne (dégagisme, Constituante), reste la phase constructrice, celle du rôle du peuple une fois qu’on a gagné l’élection. Nous sommes dans une période fascinante de recherche, d’imagination. Et au milieu de tout ça, restent les anciennes recettes et le credo trotskiste, dont j’ai été un exemplaire : « Si tout le monde s’unit alors nous aurons la victoire. » Mais ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est comment des masses qui se mettent en mouvement acceptent une expression politique. Parfois, cela consiste à se retirer complètement, pour que les formes d’auto-organisation populaire prennent le pas sur toutes les autres.
Dans son numéro de septembre, Le Monde Diplomatique publie un article de Pierre Péan sur le « journalisme d’investigation ». Il l’avait écrit en mai 2019, quelques semaines avant son décès le 25 juillet 2019. Un article saisissant. Le portrait au vitriol du journaliste investigateur qu’il y fait correspond parfaitement à ce que nous subissons depuis deux ans et dont le point culminant fut le procès politique qui s’est tenu les 19 et 20 septembre. Dans le lawfare, le rôle de la presse est central. Certains journalistes, en particulier, jouent le rôle de véritables auxiliaires de la justice quand elle est instrumentalisée à des fins politiques. D’ailleurs le « juge » Moro, qui a mis en prison Lula au Brésil, a, il y a une quinzaine d’année, écrit un article dans lequel il revendique clairement cette alliance avec les médias et l’organisation délibérée des fuites. Belloubet et le procureur Christophe Perruaux, élève de Sergio Moro, n’ont rien inventé.
Pierre Péan fait la distinction entre le journalisme d’investigation et le journalisme d’enquête, dont il se revendique. Dans « l’enquête journalistique », le journaliste choisit lui-même son sujet, et décide d’y consacrer des ressources importantes, en termes de temps et d’argent pour l’étudier. L’auteur en tire généralement un livre, dont l’avance sert à financer le travail. Ce n’est pas un genre très lucratif, en dehors de quelques rares succès commerciaux. Le journalisme d’investigation repose sur une toute autre économie. Il consiste essentiellement à réécrire et sélectionner les éléments les plus vendeurs de procès-verbaux d’auditions d’enquêtes fournis au journaliste par un magistrat, un policier ou un avocat. Le journaliste d’investigation ne choisit donc pas lui-même le sujet sur lequel il écrit. C’est sa source qui choisit pour lui. Pour Pierre Péan, il est plus exact de parler de « journalisme de fuites ». C’est évidemment ce que nous avons constaté à chaque fois que, ces derniers mois, un journal a sorti un article sur nos prétendues « affaires ». Il ne s’agissait, ce que nous avons dit, que de pénibles recopiages partiaux de PV d’auditions « achetés » aux producteurs de ce type de documents .
Malgré sa pauvreté sur le fond, le genre s’est beaucoup développé ces dernières années. Il y a une explication très simple. Elle est assez éloignée des discours de justiciers à la Plenel ou Arfi : c’est très rentable. Le journalisme d’investigation est très peu cher à produire. En effet, il suffit d’un contact bien placé dans la police ou la justice et le tour est joué : pas besoin de longues enquêtes, de rencontrer plusieurs personnes, de se déplacer. On reçoit à son bureau un PV, on le transforme en style journalistique et le tour est joué. Du journalisme low-cost, en quelque sorte. Et même, financé par l’argent public puisque ce sont bien les impôts qui payent les policiers et les procureurs qui réalisent les enquêtes en question. Et pour un résultat intéressant. Car présenté comme un travail d’investigation, et avec dans le titre un nom vendeur, c’est un bond assuré pour les recettes publicitaires. Par exemple, plusieurs médias se sont rendu compte que lorsqu’ils mettaient « Mélenchon » dans leur titre, cela entrainait systématiquement plus de clics.
Cette rentabilité maximale de l’investigation est poussée jusqu’au bout avec la pratique du feuilletonnage, une forme moderne du supplice de la goutte. Une seule fuite peut donner lieu à plusieurs articles, dont la publication s’étale sur plusieurs semaines. Parfois, une compétition s’installe pour occuper le devant de la scène des dénonciations pompe à clics. Ainsi quand Le Monde en pleine « affaire de Rugy » attisée par Médiapart tente de prendre le dessus en mettant en scène un prétendu autre scandale de paiement de cotisations d’élus. En vain. Le sujet était moins goûteux.
L’effet du journalisme d’investigation est de créer une nouvelle forme de justice : le tribunal médiatique. Le journaliste d’investigation dispose donc des moyens dérogatoire du droit commun utilisés par les services de police lors d’enquêtes judiciaires. Mais il n’est soumis à aucune des limites et garde-fous encadrant des dispositions exceptionnelles pourtant faites pour protéger les droits individuels. En particulier, ce journalisme repose sur la violation à la fois de la présomption d’innocence et du secret de l’instruction. Ce tribunal médiatique ne reconnaît pas non plus de droit au secret de la vie privée. Le principe du contradictoire, essentiel dans un procès classique, n’y existe pas. Sa sentence est essentiellement l’infamie : le tribunal médiatique fonctionne comme un pilori. Cette sentence est souvent rendue avant que la justice étatique ne passe et influence les procédures de celle-ci. Il n’y a pas de possibilité d’appel ou de réhabilitation.
Les effets de cette alliance entre journalistes et magistrats sur la démocratie sont délétères. Elle influence le cours des campagnes électorales. Quand, par exemple, le journal Le Monde publie un compte-rendu sensationnaliste des PV d’audition dans l’affaire des perquisitions quelques jours avant les élections européennes. En 2017, avec Fillon, on peut dire qu’une poignée de journalistes ont carrément éliminé un candidat de l’élection présidentielle. Et, par ailleurs, ils ont piraté le contenu même de la campagne pendant de longues semaines. Il était alors impossible de parler du fond des programmes des uns et des autres, et donc impossible pour les électeurs de bénéficier d’une campagne qui les éclaire sur leur choix.
Toutes ces prises de distance avec des principes de bases des régimes démocratiques sont justifiées, d’après ceux qui les commettent, par l’intérêt public. Après tout, ils chassent quelques vrais corrompus, voyez Jérôme Cahuzac. À cela, Pierre Péan fait une réponse pertinente. Tout d’abord, le journalisme d’investigation a des cibles prioritaires : toujours les politiques, jamais les patrons. Toujours les institutions républicaines, jamais les entreprises privées. Ensuite, même quand ces « investigations » visent de vrais corrompus, elle s’arrêtent toujours à un homme ou une femme. Jamais elles ne mettent en cause les mécanismes corrupteurs. Mais les individus corrompus sont remplacés par d’autres comme eux lorsqu’ils tombent, si le système reste le même. Ce système, c’est celui qui met l’argent comme valeur suprême et la finance aux commandes. Aux commandes de l’État, comme aux commandes des grands médias. Les journalistes d’investigation veillent bien sûr à ne jamais mordre la main qui les nourrit. Et quand ils peuvent, ils s’attaquent aux ennemis de leurs maîtres, aux véritables insoumis.