J’ai fait trois jours de déplacement en Alsace, à Strasbourg. En plus de ce que j’y faisais et de mes rendez-vous avec la délégation insoumise sur place, j’étais bien absorbé par les préparatifs de la journée du 5 décembre et suivantes. Je n’ai donc pu participer directement aux débats qu’a provoquée la prise de position sur le Mali de notre groupe parlementaire. Je me réjouis qu’une discussion se soit amorcée. Quelques exaltés y ont trouvé une nouvelle occasion de nous flétrir ; ils ne sont rien à côté de l’ample arc de commentaires et d’analyses qui ont convenu de la nécessité de réfléchir sérieusement à notre situation dans ce pays où nous sommes en guerre depuis six ans sans vote du Parlement. Une guerre où nous avons déjà perdu 44 militaires et où nous stationnons 4 500 hommes et leurs matériels.
Au travail dense sur place à Strasbourg j’ai écrit dans les espaces de pause les lignes que vous allez lire. Mon intention est de bien nous faire comprendre de ceux qui sentent l’importance de l’enjeu d’une guerre dans la vie des nations qui s’y trouvent impliquées. Ceux qui interrogent le sens du sacrifice que nous demandons à nos militaires sur place comme aux populations qui nous reçoivent désormais de moins en moins favorablement.
Le Mali est venu sur le devant de la scène à l’occasion des 13 soldats français morts en opération dans ce pays. Depuis le déclenchement de « l’opération Serval » en janvier 2013, la France a déjà perdu 44 des siens dans cette opération. Elle s’appelle désormais Barkane depuis 2014 et regroupe cinq pays du Sahel : Mauritanie, Mali, Tchad, Niger et Burkina. 4 500 de nos soldats y sont engagés. C’est la présence extérieure de notre armée la plus importante.
Le moment nous est paru opportun pour exprimer nos questions au gouvernement en même temps que nos condoléances aux familles des soldats. Le député Insoumis Bastien Lachaud, membre de la commission de la Défense nationale, qui s’est déjà rendu sur place au Mali, a posé une question au gouvernement à ce sujet au nom de notre groupe parlementaire. Si la plupart des commentateurs et analystes ont jugé fondée notre volonté d’ouvrir un débat, quelques-uns des chiens de garde de LREM nous ont reproché de ne pas nous être tus par « respect pour nos morts ».
Étrange reproche ! Interroger notre présence militaire quelque part n’est pas manquer de respect aux militaires qui y meurent. C’est le contraire ! C’est montrer que leur vie compte à nos yeux et que leur engagement est suivi. Rappelons-le : les soldats servent et obéissent. Mais en République, les élus politiques décident. Et ils doivent donc être tenus responsables pour cela. Lorsque nous interrogeons la façon dont notre armée est employée, cette critique n’est évidemment pas adressée aux militaires mais aux politiques qui décident de l’action et commandent les militaires. Ceux qui nous ont reproché notre prise de parole se sont bien gardé de nous dire quand ils proposaient qu’un débat ait lieu. Leur cœur de larbin croyant précéder les vœux du pouvoir les conduit au ridicule : car Macron lui-même a dû reconnaitre que la demande de ce débat était nécessaire et légitime. Si nous ne le faisions pas dans cette circonstance cela ne se ferait jamais.
Car cette situation est une occasion de plus pour prendre conscience du caractère absolument monarchique en France de la décision d’entrée en guerre. Pour les opérations extérieures (Opex), comme Barkhane dans le Sahel, les parlementaires n’ont aucun pouvoir de vote ni sur le déclenchement de l’opération ni sur le contrôle de son déroulement. La monarchie présidentielle qui prévaut chez nous donne toute la prérogative au pouvoir exécutif. Et donc principalement au président. C’est lui qui décide seul les interventions armées. C’est ce qu’a fait François Hollande en 2013 pour le Mali. Jamais le Parlement n’a voté pour ou contre cette opération ni alors ni depuis.
Dans tous les cas le Parlement ne dispose que de deux moyens d’action : censurer le gouvernement (article 49 de la Constitution) ou l’autorisation en cas de déclaration de guerre (article 35), ce qui n’a jamais été fait. Mais les députés n’ont aucun moyen prévu pour participer à la décision au moment où elle est prise. La réforme constitutionnelle de 2008 n’y a rien changé. Tout juste oblige-t-elle le gouvernement à informer le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger. Mais il a le temps : « au plus tard trois jours après le début de l’intervention » !!!!
Une déclaration qui peut même donner lieu à un bavardage comme pour l’opération Chammal en Irak (2014) ou l’intervention aérienne en Syrie (2015). Mais aucun vote n’est obligatoire. Et il n’y en a jamais eu sur de tels sujets jusqu’à ce jour. Pourtant, un vote positif est obligatoire si l’intervention excède quatre mois. Ce fut le cas en septembre 2008 pour l’Afghanistan, en juillet 2008 pour la Libye, en avril 2013 pour l’opération Serval au Mali (342 votes pour, 10 abstentions à l’Assemblée), en février 2014 pour l’opération Sangaris en Centrafrique (428 votes pour, 14 contre, 21 abstentions), en janvier 2015 pour l’opération Chammal en Irak (488 votes pour, 13 abstentions, 1 contre), ainsi qu’en novembre 2015 pour l’intervention aérienne en Syrie. Les résultats de ces votes sont trompeurs. Ils ne montrent pas un enthousiasme ni même un réel accord. La vérité est qu’au moment où on vote l’intervention est en cours et qu’il est difficile dans ce cas de désavouer son gouvernement et l’armée de son pays en pleine action.
Parfois, il faut dire que la situation est tout simplement ingérable. Ainsi quand il aura fallu attendre le 22 septembre 2008, pour voter la prolongation de l’intervention en Afghanistan qui avait été engagée sept ans auparavant sans autorisation, en 2001 ! Quoiqu’il en soit la Constitution de la Vème République donne carte blanche pour une opération extérieure même si elle durerait plusieurs années. Pour le Mali, l’opération Serval était considéré comme une opération ponctuelle à durée limitée. Puis Barkane a été considérée comme une prolongation de Serval. Le Parlement n’a donc jamais autorisé une guerre qui dure pourtant depuis six ans. En 2016, trois ans après le début des combats, les sénateurs avaient appelé ça « la clause d’éternité ». Et bien sûr, le Parlement n’est pas autorisé à décider à son initiative de l’arrêt d’une Opération extérieure.
Dans le cas de la guerre au Mali, on ne pourra pas nous reprocher d’agir par opportunisme politique. En effet notre appréciation a été constante depuis 2013 et nos demandes d’explications aussi. Dès janvier 2013, c’est-à-dire au point de départ de l’intervention de l’armée française au Mali, j’ai énoncé sans ambiguïté toutes les questions qu’elle soulevait. J’ai été à ce moment un des rare dans le pays à le faire. J’avais à l’époque quatre arguments.
D’abord, cette offensive se faisait hors du cadre défini par le conseil de sécurité des Nations Unies. Ce n’est pas un détail. Le viol répété des résolutions onusiennes depuis deux décennies, en particulier par les États-Unis d’Amérique, diminue à terme la sûreté collective. Ensuite, l’appel à la France ne venait pas d’un gouvernement puisque le président malien alors en place était issu d’un coup d’État. Cela laissait présager de la crise politique qui allait continuer et empêcher la situation de se stabiliser. J’estimais par ailleurs que les intérêts de la France n’étaient pas mis en cause directement. Notre rôle n’est pas de jouer les gendarmes dans cette région du monde sous prétexte que nous y sommes l’ancien pays colonisateur. Enfin, François Hollande avait pris sa décision sans même consulter le Parlement ni réunir le gouvernement. Une décision solitaire qui pourtant, engage toujours notre pays sept ans plus tard.
Les questions que nous posons en fait sont désormais largement répandue. Le député Bastien Lachaud résume la situation sur son blog : « la position de la France Insoumise est conforme à ce que la plupart des universitaires et diplomates travaillant sur le Mali observent et écrivent. C’est par exemple le cas d’André Bourgeot (CNRS) ou Bruno Charbonneau (Université de Québec à Montréal) ou encore de Nicolas Normand. Des soldats, Jean Gaël le Flem et Bertrand Oliva ont aussi pris la plume pour montrer les limites de la stratégie utilisée au Mali. Leurs propositions demeurent sujettes à discussion et amendement mais leur diagnostic est d’une grande rigueur. Car contrairement à ce que disent certains médias, nous ne brisons pas un consensus. Au contraire, nous faisons connaître celui qui prévaut depuis longtemps parmi les personnes les mieux informées. Si en 2013, au moment du déclenchement de l’opération Serval, Jean-Luc Mélenchon était un peu seul parmi les responsables politiques à défendre une position de retenue très proche de celle de Dominique de Villepin, aujourd’hui, les experts de toutes obédiences observent qu’une stratégie presque exclusivement militaire est une impasse. Le chercheur Alain Antil de l’IFRI (qui n’est pas une officine d’extrême-gauche) qualifie carrément la situation de “ désastre ”. »
D’ailleurs depuis le début du nouveau mandat de l’Assemblée nationale en 2017, nous avons recommencé à interroger. Dans les débats sur la loi de programmation militaire, nous avons demandé l’organisation d’un débat à l’Assemblée nationale pour faire le bilan des opérations extérieures de notre armée. Cet amendement a été rejeté par la majorité. Nous avons ensuite déposé une demande de commission d’enquête sur le sujet. Refusée encore. Ainsi, le reproche de ne pas avoir voulu en parler dans d’autres circonstances ne peut pas nous être fait. À présent, il s’agit plutôt d’examiner si nous avons raison de dire ce que nous disons. Cela n’est pas compliqué à comprendre. D’abord, une opération militaire n’a aucune chance de réussite si elle n’a pas d’objectifs politiques clairs.
Cela fait maintenant 6 ans que l’avancée des djihadistes sur Bamako a été stoppée. Depuis, la violence dans le Sahel, a des origines multiples. Elle est aussi bien le fait de groupes islamistes que de mercenaires, de trafiquants, de seigneurs de guerre ou de milices de tel ou tel groupe. Le plus souvent, les prétendus islamistes sont issus des autres catégories et se repeignent en religieux pour gagner en légitimité et en attention de la part des occidentaux.
Le problème dans le Sahel est politique. Il ne peut pas être réglé par la présence militaire d’une puissance européenne. Il s’agit d’abord de la crise des États. Dans les parties nord et est du Sahel, les États se sont le plus souvent totalement effondrés. Il y a des régions, au Mali, où il n’y a ni police, ni justice, ni école, ni collecte de l’impôt de l’État malien. L’État n’existe tout simplement plus. Il est remplacé par des bandes rivales unies par une base ethnique, religieuse ou tout simplement mafieuse. Cela ne vient pas de nulle part. Premièrement, c’est un effet différé de la catastrophique guerre en Libye qui a disséminé les armes et libéré les mercenaires Touaregs de leur allégeance au régime de Kadhafi. Ensuite, la destruction des États sahéliens est le résultat des plans d’ajustement structurels du FMI qui ont anéanti les services publics. Enfin, il vient du libre-échange imposé par l’Union européenne qui a réduit à néant leurs recettes fiscales.
La crise environnementale est un facteur aggravant des conflits dans la zone. Ce sujet est encore négligé par nos élites politiques et militaires. Il va pourtant devenir le plus important dans la géopolitique de ce siècle. Dans le Sahel, il y a le lac Tchad. C’était autrefois l’un des plus important du monde. Mais au cours des 50 dernières années, il a perdu 90% de sa superficie. C’est une catastrophe pour les 20 millions de riverains au Niger et au Tchad, dont l’existence était entièrement organisée autour de cet écosystème en voie de disparition. Plongés dans la misère, ils ont le choix entre l’exil ou bien devenir mercenaires de telle ou telle bande armée. Autre exemple, dans le nord du Mali, le réchauffement climatique et l’avancée du désert changent le calendrier des transhumances et des récoltes. Des peuples d’éleveurs et de cultivateurs autrefois en complémentarité se retrouvent en compétition pour les mêmes ressources aux mêmes périodes. Ce sont des conflits pour la survie, mis ensuite en costumes religieux par des opportunistes.
Enfin, le choix des peuples est l’impensé fondamental. Le président actuel du Mali a été installé par la victoire militaire des Français. Son élection en 2018 est entachée non seulement de fraudes mais surtout du fait que des parties entières du pays n’ont tout simplement pas pu voter. Au Mali comme ailleurs, il ne peut pas y avoir de paix et de stabilité si le régime du pays n’a pas la légitimité d’un choix démocratique. Le développement soutenable et la démocratie sont les deux piliers d’une pacification du Sahel. Mais l’outil imaginé par François Hollande et Emmanuel Macron conduit pour l’instant à l’inverse. Nos gouvernements ont voulu un « G5 Sahel », une organisation réunissant le Mali, le Burkina Faso, le Niger, le Tchad et la Mauritanie. Son but était d’associer les armées locales aux opérations. Pourquoi pas ? Mais son effet réel actuel est d’encourager les États les plus autoritaires et sécuritaires dans leur pente. Il encourage donc une focalisation uniquement sur le volet militaire des États et amnistie les régimes despotiques. C’est-à-dire le contraire de ce qu’il faudrait pour trouver une solution durable.
Que faut-il alors faire ? Bien sûr, il ne s’agit pas de faire monter demain 4 500 hommes dans des avions pour les ramener en France. Mais il ne peut pas non plus être question de laisser les choses aller en espérant qu’elles s’arrangeront d’elles-mêmes. Il ne peut être question non plus de faire comme si nous ne savions pas que notre présence sur place d’abord acclamée est désormais de moins en moins bien acceptée sur place et dans la région. C’est une terrible pente qui est prise ainsi pour l’image de la France auprès de peuples amis de longue date ! Le temps est venu de dire quand et comment nous partirons. Envoyer des forces d’autres États européens pour soulager notre effort n’a aucun sens. Cela ne ferait qu’ajouter à la confusion. Si une force armée doit nous remplacer, elle ne peut être qu’onusienne et internationale.
Pour le reste, la tâche urgente de la France en Afrique est de tisser d’urgence des relations égalitaires avec les peuples et leurs États. On peut et on doit passer à autre chose dans cette région que la politique confuse qui prévaut depuis désormais près de vingt ans. Elle semble n’être qu’une hésitation tâtonnante entre des formes diverses d’une mentalité colonialiste totalement en dehors du temps et des attentes de nos peuples. Et des réalités du moment africain actuel. Ou bien la présence française change de nature ou elle disparaîtra. Et avec elle la possibilité d’un apport de la force de renouveau que le continent africain porte en lui à cette heure.