Comme c’est lundi de Pâques, c’est en principe jour de méditation après la sortie de l’esclavage pour les juifs et de la mort pour les chrétiens. Je me suis mis au défi du clavier pour trouver l’équivalent non religieux de ces thèmes. J’ai pensé au thème général de l’émancipation dans la condition humaine. Pour ne pas rester collé à mon thème social ordinaire en la matière, j’ai choisi de rebondir sur des questions que l’on m’a posé au lendemain d’un discours que j’ai prononcé la semaine dernière à l’Assemblée nationale. Il s’agissait de l’ouverture du débat sur la loi censée être issue des travaux de la Convention citoyenne sur le climat. Dans les messages que j’ai reçus, il y a eu une série d’interpellations sur mon recours au mythe de Prométhée. Le thème soulève des passions intellectuelles piquantes. Je les crois très stimulantes. Je comptais y revenir sur mon blog. Mais je mesure aussi que je ne peux pas demander qu’on me lise un dictionnaire à la main pour connaitre et décrypter le mythe. J’ai horreur de ce type de pédanterie. Le défi de l’élégance pour qui sait quelque chose est de le mettre en partage aussi simplement et naturellement que possible. Et de cette façon, le plaisir de la discussion et des mouvements de l’esprit devient contagieux.
On trouve toutes sortes de versions concernant la légende de Prométhée sur sa participation aux origines de la condition humaine. En fait, cette histoire vient de loin, très loin, avant même la Grèce antique qui se l’appropria. Elle arrive des Indes puis passe dans le Caucase et la Géorgie dont on oublie trop souvent qu’elle est terre méditerranéenne. ll y a donc mille méandres dans le déroulement de ce récit et presque autant de points de départ. Une version fait même de lui l’auteur des êtres humains à partir d’un modelage d’argile. Mais en compilant les récits on peut obtenir quelque chose de simple. Epiméthée devait nantir chaque vivant d’une arme pour survivre face aux autres. À l’un la rapidité, à l’autre les griffes et ainsi de suite. Arrivé à l’être humain, créature chétive et démunie s’il en est, il ne restait plus rien à donner. C’est pourquoi sans doute l’étymologie nous apprend qu’Epiméthée signifie « l’imprévoyant » « celui qui y pense après coup ». Arrive Prométhée, son frère. Lui, c’est « Le prévoyant ». Il offre aux humains de quoi se tirer d’affaire : la technique. En fait il leur donne le feu qu’il vole à Jupiter.
Comme tant de mythes, celui-ci semble bien commencer avec un fait historique : la domestication du feu par l’humanité. Car du feu vient tout le reste et notamment les métaux qui vont transformer de fond en comble la vie des humains après avoir déjà permis la cuisson de la viande, qui a déjà été un sacré tournant dans leur existence. Mais le récit vaut surtout pour les significations plus profondes qu’il suggère concernant la condition humaine. Dans le contexte pascal que j’ai évoqué on pourrait dire : « ni maîtres ni peur qui dominent nos vies ». Avec Prométhée, la première leçon est la nécessité d’entrer en conflit avec les dieux et l’obligation de s’affranchir de leurs plans pour agir par soi-même. De là l’idée de l’être humain « producteur de lui-même » et donc responsable de son destin.
Ainsi doit-on comprendre que le poète Eschyle fasse dire à Prométhée :« En fait, je hais les dieux ». Prométhéen est d’abord un insoumis à la domination et aux privilèges que Jupiter a imposé après sa victoire sur les Titans. À la dictature des rapports de force, le « prévoyant » oppose la maitrise de l’imprévu et de la fatalité par la science et la technique. Le monde organisé par les techniques n’accueille plus sans un apprentissage de la culture qui le rend accessible. Arts et culture marchent ensemble.
Ce mythe est donc taillé sur mesure pour revenir au premier plan de la scène intellectuelle avec l’humanisme renaissant dès la fin du quinzième siècle. Sa leçon court comme un fil rouge, discret ou public, malgré les guerres de religions. Il s’épanouit dans le courant des Lumières en dépit d’une répression féroce, jusqu’à Rousseau et la grande Révolution de 1789. Avec l’éducation pour tous laïque et gratuite il trouve un accomplissement dans les rapports de Condorcet et Saint-Fargeau puis pendant la Commune de Paris.
Évidemment, on trouvera de tout cela des versions et des écoles bien différentes et tous les développements possibles. La critique contemporaine s’est parfois risquée à en faire l’origine de tous les maux de la modernité. Elle l’accuse d’aveuglement devant les sciences et la technique. Il est vrai que l’idée d’une science bonne par essence et d’une technique toujours saine d’emploi a fait ses ravages. Alors on dénonce la phrase de Descartes selon laquelle l’homme devrait se sentir « comme maître et possesseur de la nature ». Certes, sa définition des animaux comme machines vivantes fait horreur. Pourtant il ne saurait être question d’y réduire sa pensée si libératrice ni la vertu du « doute méthodique » qu’il enseigne.
Mais on ne saurait s’arrêter à cela si l’on regarde l’ensemble du tableau que cette idée a dessiné. Comment oublier la mise en garde initiale de Rabelais dans « Pantagruel ». Lui-même scientifique en son temps puisque médecin il alertait, il y a cinq-cents ans : « sciences sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Et les rires qu’il déchaîne par ses grosses blagues campent un humain libéré des peurs de la superstition. Ce courant s’épanouit ensuite dans un naturalisme raisonné, matérialiste et agnostique tel que bien résumé pour moi dans le cycle des « Lumières » dans le livre « Le système de la nature » du philosophe D’Holbach. Car pour lui on ne peut s’extraire de la nature dont l’homme est un élément. Ce livre sera d’ailleurs brûlé en place publique. Cette branche aura bien souffert des persécutions. Affirmant que l’homme est un « animal comme d’autres », elle sera férocement poursuivie par l’Église à qui cette thèse naturaliste fournissait un motif d’excommunication simple à manier.
Au fond, l’humanisme prométhéen se reformule avec le temps chaque fois que les rebonds de la civilisation humaine rendent possible une conscience plus étendue de la condition humaine.
Se vouloir « député du peuple humain » renoue avec un universalisme concret. Celui où la créolisation de la diversité humaine renforce la conscience et le ressenti d’une unité fondamentale de notre espèce et de notre responsabilité individuelle devant elle. Alors ce nouvel humanisme fonctionne comme un existentialisme républicain où chaque personne accomplit son parcours de vie dans la recherche d’une harmonie avec les autres grâce à « la chose publique » et avec la nature dans la gestion des biens communs.
C’est là mon lundi de Pâques. Je ne sais pas faire plus bref.