La Bolivie est le lieu d’apprentissage essentiel pour ce qui concerne les sujets liés à l’eau. Tous les problèmes s’y trouvent posés et mis en débat ou prises de décisions. Je m’explique. On y trouve toutes les questions qui s’y rapportent : présence abondante de la ressource mais problème d’exploitation de celle-ci, changement accéléré des phénomènes naturels y contribuant, problèmes sociaux liés aux conditions de l’accès à l’eau et ainsi de suite. S’y ajoutent, de façon décisive, deux paramètres non moins décisifs. Ils sont politiques. Le premier est l’existence d’une culture et d’une histoire des luttes populaires de masse sur ce thème. Et cela jusqu’au point d’avoir produit dans un passé récent un changement de régime politique avec l’émergence du mouvement conduit par Evo Morales. Le second est l’existence d’un pouvoir politique conscient qui s’est emparé du thème pour en faire un axe de sa politique intérieure et internationale. Il fait de surcroît un effort appuyé pour l’articuler sur les autres questions de la vie du pays. Tout cela peut s’étudier de loin et je l’ai fait. Mais je vise à présent une série d’autres objectifs dont l’issue se règle seulement près.
Attention ! Cela n’exclut pas de prolonger les bonnes méthodes déjà acquises. Par exemple, je veux rencontrer personnellement les nouveaux dirigeants, même si j’en connais la plupart, mais tels qu’ils sont dans leurs nouvelles fonctions. Je n’avais pu venir avec Mathilde Panot lors de l’installation du nouveau Président bolivien. J’avais présenté mes excuses et nous étions convenus d’un nouveau rendez-vous. Nous y sommes. L’invitation à la célébration de la première journée de la Terre de la nouvelle équipe me permet de rencontrer le nouveau président en fonction et les principaux responsables de la nouvelle période.
C’est eux que nous aurons comme partenaires si nous gagnons en 2022. C’est avec eux que nous devrons mener la bataille internationale sur nos thèmes. Car le plus souvent, ils les ont déjà mis à l’ordre du jour de l’agenda international. Je pense au projet de tribunal climatique international, ou à la reconnaissance du droit à l’eau, et ainsi de suite. C’est à leur expertise que nous nous référerons pour entrer dans les grands dossiers qui nous attendent. Ce moment viendra quand nous devrons centraliser la démarche globale de la planification écologique sur le thème de l’eau. C’est pourquoi un volet important de mon travail est aussi de faire du repérage des personnes ressources capables de nous accompagner dès maintenant dans notre cheminement sur le sujet. Je veux dire des gens de tous bords politiques, de toute nationalité, qui ont acquis une expertise sur le terrain des sites remarquables.
Un moment important dans cette démarche en Bolivie est le temps que j’ai passé sur le lac Titicaca, site mondial remarquable s’il en est un. J’y étais en compagnie de l’équipe des Français, scientifiques et diplomates, qui sont impliqués dans l’opération de surveillance de l’état de santé biologique du lac. Leur coopération fusionnelle avec l’équipe bolivienne de l’université de La Paz est un de ces signes de nouvel internationalisme humaniste que je guette pour m’en nourrir. D’une telle journée passée ensemble, je tire des milliers d’informations qui réorganisent mes connaissances et mes intuitions. Je ne dis rien du registre plus personnel de l’enchantement à voir mes compatriotes si généreux et avancés dans leurs connaissances et techniques. Mes apprentissages couvrent un large champ. J’en jubile. Les conversations roulaient, des questions les plus techniques, comme la façon de superposer les informations venues de la terre avec celles des satellites, jusqu’à la question des méthodes pour croiser les savoirs traditionnels avec les acquis de la science. Un mot sur l’enjeu de ces thèmes qui peuvent faire sourire.
La science politique comme la tradition sont prises à revers par le changement climatique. Entre l’état climatique antérieur (et tout ce qui va avec) et la prochaine stabilisation du système du climat, il y aura une longue phase de changements permanents de plus ou moins longue durée chacun. La politique telle que nous l’avons connue dans la longue période du « chacun pour soi » et du « tout, tout de suite » est morte comme celle du libre marché organisateur suprême de toute réalité. Mais les politiciens ne le savent pas. Et d’ailleurs beaucoup s’en moqueraient même s’ils le savaient. Liés à des groupes de pression, passant d’une « carrière politique » à une carrière privée, leurs horizons restent bornés par la survie dans l’immédiateté des règles qui prévalent au sommet du monde actuel. La politique comme art de gérer l’imprévu, les déroulements non linéaires de causes et d’effets, bref le chaos faible dans lequel nous entrons est une science politique nouvelle, balbutiante. Elle dispose de peu de points d’appui et certains sont déjà bien discutés. Le principe de précaution, par exemple, est un des rares outils de cette nouvelle ère. Et on voit bien notre difficulté à faire entrer le thème de la planification comme récupération de la gestion du temps long ! Reste pour nous aussi à comprendre ce qui nous attendra au moment de devoir prendre des décisions sur la base de calculs de probabilités…
L’idée que la tradition sorte mieux équipée de la situation est une erreur majeure. Les cycles de la nature se déforment tous ensemble conjointement. Les capteurs biologiques sur lesquelles s’appuient les savoirs traditionnels se détraquent tous. Là aussi, les connaissances sont-elles rendues plus incertaines. Les savoirs bâtis sur des constantes tirées de millénaires d’observation sont eux aussi pris à revers. Exemples. Ces coquillages de mer apparaissant pour frayer étaient liés au mécanisme du tapis roulant maritime des eaux froides et chaudes. Quand on les voyait, on savait que venait la saison des pluies. Des fêtes et des cérémonies avaient lieu alors pour appeler toute la population aux travaux correspondants. Le cycle de la nature, celui des coutumes et des pouvoirs politiques correspondants sont engloutis avec le changement climatique dans les sociétés agricoles traditionnelles et parmi ceux qui en vivent.
Encore est-ce là seulement le plus visible. Mais quand les fourmis et les grenouilles ne se mettent plus en mouvement à l’occasion des pluies traditionnelles ou de l’apparition des champignons qui leur convenaient, plus rien ne se passe comme prévu. Et l’adversaire du cerveau humain, c’est l’imprévu. Et en même temps c’est son plus puissant stimulant. Nous sommes en effet la seule espèce qui s’est montrée capable de changer de biotope par ses migrations, alors que toutes les autres sont étroitement dépendantes du leur. Les espèces caractéristiques des abords du lac Titicaca périront sans retour si le lac change. Pas les populations humaines riveraines. Elles migreront et se positionneront dans tous les conflits d’usage de la ressource devenue rare.
Cela signifie que nous avons quelques ressorts de réserve pour affronter l’imprévu. Encore faut-il savoir que c’est bien cela qu’il s’agit de traiter. Les cycles de la politique et ceux de la nature n’ont jamais cessé d’être bien plus étroitement liés qu’on ne l’admettait dans l’ère moderne. Et même après avoir dû constater comment les grands froids, liés à l’éruption volcanique Laki, au sud de l’Islande, provoquèrent par la crise agricole une exaspération de tous les facteurs qui menèrent à la Révolution de 1789. Dorénavant ils le sont dans une forme nouvelle mais sans doute aussi étroite et vitale qu’elle l’était quand une petite bande humaine arrivait dans un secteur de la terre dont les saisons, les végétaux et les animaux étaient totalement inconnus d’elle.
Dans le moment des incertitudes, la science donne des points d’appui essentiels. À condition de pouvoir produire les savoirs et recueillir les données qui l’alimentent dorénavant. Ainsi on ne peut dissocier la Science des conditions de sa production. Je parle ici, bien entendu, des crédits de recherche, des investissements matériels pour le recueil des données et la modélisation des scénarios. Mais je veux souligner l’importance des réseaux qui constituent et permettent le savoir scientifique. La mise en œuvre de la règle de la diffusion gratuite des données recueillies et des interprétations suggérées est bien mise à mal par la logique des brevets et de la marchandisation des savoirs.
Mais ce n’est pas tout. La continuité de la prise de mesure et de la diffusion de celle-ci est la condition d’une connaissance approfondie autorisant une action préventive sur les systèmes étudiés. J’en reviens au lac Titicaca pour donner une illustration concrète. La surveillance de la situation se fait par des mesures des vents, de la pluie et de la température toutes les 5 minutes, celle de la qualité de la colonne d’eau toutes les demi-heures grâce au laboratoire flottant sur le lac géré par les équipes franco-boliviennes. Celles du tableau général est établi par le survol de la zone tous les cinq jours par les satellites Sentinelle 1 et 2. Mais l’acheminement des données et leur recueil dans maintes autres zones dépendent de réseaux complexes nullement automatisés. Dès lors les pandémies, les confinements et les fins d’activité pour cause de crédits ou de « rentabilité » produisent des interruptions qui peuvent être très coûteuses. Car pour modéliser correctement, pour prévoir efficacement, il faut une masse de données toujours plus fraîches et diversifiées. La condition initiale du savoir qui prend le relais de la tradition et de la science à l’ancienne, toutes deux toujours utiles, passe par l’existence de tels réseaux libres d’accès pour tous et sans cesse augmentés. La décision politique à l’ère de l’incertitude est-elle possible sans cela ? Tel est le cadre ensuite du seul débat qui vaille quand tout disjoncte. Car alors, nous devrons trancher et tout organiser autour de la réponse à une question d’orientation politique : tous ensemble ou chacun pour soi.