J’aimais les défis que me lançait le fait d’être leur professeur de français. Ils avaient entre 16 et 19 ans. Ils étaient de très haut niveau technique dans leur domaine. Mais la plupart considérait tout ce qui touchait à la langue française et à la littérature comme hors de leur portée et vouait donc à son apprentissage un mépris à peine caché. C’était à leurs yeux une perte de temps et un barrage inutile compte tenu de tout ce qu’ils devaient déjà assimiler. Car il s’agissait pour eux de parvenir en un an du niveau où ils se trouvaient à celui de la classe de seconde dans tous les domaines de leurs futurs métiers, dans l’industrie du bois. Bons en maths, très bons dans le domaine concret du maniement des machines complexes, d’aucuns pour autant n’écrivaient pas sur les lignes, peu maniaient le point en fin de phrase écrite, aucun la virgule.
Je partis de l’idée que le défi était pour moi et non pour eux. J’inventai des dizaines d’exercices pratiques simples qui permettent de saisir la portée concrète de la maitrise de la langue. Je ne les raconte pas ici. Ce serait trop hors sujet, même si de l’évoquer me donne déjà le goût d’en dire davantage. On finit l’année scolaire comme dans une classe de lettres. Quand j’annonçais « pas plus de deux copies » après le sujet de la dissertation une protestation montait aussitôt de tous les bancs : « on n’aura rien le temps de dire ! ». La maîtrise du medium n’était plus leur problème. Toute leur attention était dans le message. Ils avaient atteint le but de mon enseignement. La forme et sa maîtrise se rapporte à son usage.
C’est la grande leçon selon moi de la communication. Il n’entre aucun mépris pour quelque public que ce soit dans cette affirmation. Sinon quand même un peu pour les pédants qui surévaluent la forme jusqu’à leur faire oublier l’intention du message. Le génie est réservé à ceux qui savent parler pour tous selon leurs propres normes personnelles d’auteur et sans les changer d’après leurs destinataires. Pour les autres qui n’ont pas cet objectif, on écrit et on parle selon les besoins et donc selon la relation qui unit le locuteur à son interlocuteur. Tout est relationnel dans la pensée matérialiste. Un de mes exercices pour enseigner la critique du style s’ancrait d’ailleurs dans la vie quotidienne. Il s’agissait de demander quelque chose par écrit. Un service. Sous la forme d’une lettre personnelle. La lettre devait s’adresser à son patron, puis à son amour (c’était une classe de garçons), enfin à sa mère, puis à son père. Je n’en dis pas davantage. Tout le monde comprend, je pense, que le style, la forme, de chaque lettre était déterminé par l’identité (dans la relation) de son destinataire. Pas question d’adresser à son patron la lettre pour sa mère, fusse pour demander la même chose.
Si rudimentaire que soit cet exercice, parmi ses vertus, l’une ne doit pas être sous-estimée : il décomplexe. La performance d’un message est définie par l’adéquation à l’écoute de son destinataire dans le rôle qu’il pense devoir occuper aux yeux de celui qui s’adresse à lui. Ici le patron qui a lui-même une mère ne supporterait sans doute pas que son employé s’adresse à lui autrement que comme à son patron, selon les codes relationnels que cette situation impose. De même la petite amie n’apprécierait pas un message écrit comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Il ne s’agit donc pas d’adapter le style à la personne mais à la nature de la relation que l’on veut construire, entretenir ou à l’intérieur de laquelle on déploie le message.
À notre époque, dans la communication publique de masse, plus qu’à aucune autre, les styles se construisent dans des bulles d’auditeurs typés par un goût ou une attente commune. On parle à ce sujet de tribus. L’archipelisation des goûts et des attentes est au moins aussi fort que celui des catégories sociales et des habitats. Dans une campagne présidentielle on butte, comme dans la vie, sur l’exigence de placer le message dans son aire relationnelle. Pour nombre de communiquants, l’émetteur est le sujet essentiel de l’action. L’interlocuteur doit pouvoir s’identifier a lui. Ces communiquants vont donc privilégier les pistes narcissiques qui vont contenter l’interlocuteur. D’où la production d’archétypes comportementaux cent fois répétés et tendanciellement allant au même insipide. Leur intention n’est pas sans fondement. L’interlocuteur aime se reconnaître dans la personne à qui il s’agit de déléguer sa confiance. Mais cette opération a un coût : la portée du message. Car le moment arrive toujours où le message peut être un obstacle pour l’acceptabilité de celui qui l’exprime. Je me souviens d’un ami politique (très radical dans son engagement) me disant « je suis obligé de dire des choses horribles sur le ton d’un notaire pour ne pas être expulsé dès les première dix secondes de paroles ». Il en était ainsi du fait de la relation sociale que son métier lui imposait avec son public. Il était médecin légiste et tout le monde le savait. Jusqu’à son rire était interprété comme une opinion sur la vie en général quel que soit le sujet.
Voici ma leçon du jour : la portée d’un message s’évalue dans sa capacité de diffusion et celle-ci dépend de la nature de la relation en arrière-plan de la communication. Dans la scierie on n’entend pas réciter du Baudelaire. Sans doute d’abord parce qu’on ne s’y attend pas. Sans doute parce que ce n’est pas le sujet du lieu. Pourtant, quand il rentre chez, lui le scieur de bois écoute parfois des concertos de Mozart pour clarinette.
Ma fonction à cette heure est celle d’un porte-parole. L’Agora est ample ? Ce n’est pas le sujet. À quel sujet est-ce que je m’exprime ? Fredonner à propos de meurtres ? Au nom de qui ? Le bourreau, la victime, un observateur « impartial ? Pour quoi faire ? Je n’ai jamais d’autres questions à trancher dans la relation qui m’englobe dans chacun de ces instants nécessairement particuliers.