La France et l’Algérie vivent ces temps-ci comme sous une loupe. La semaine écoulée a épuré les processus politiques en cours dans notre pays et chez nos voisins algériens. Les deux situations ont assez de points communs pour qu’on puisse déjà en tirer des leçons d’ordre plus général. Je donne donc aussi à ce post un contenu un peu théorique. Je travaille sur ce type de question ces temps-ci, à mesure que les évènements posent des questions auxquelles je veux répondre en cohérence avec l’analyse globale que j’ai déjà produit dans L’Ère du peuple. La matière première abonde. Je renvoie donc mes lecteurs au chapitre de ce post qui en traite.
En France, à l’approche des conclusions de la grande diversion dites « grand débat », le pouvoir mis en cause n’a rien débloqué. Pire : il est à présent victime de lui-même, pris au piège des frustrations qu’il va aggraver en faisant son compte rendu. Sans oublier la lassitude qu’il aura déclenchée et la démonétisation de la parole présidentielle totalement vidée d’autorité par des heures de bavardages. De notre côté, dans l’action populaire, l’effort fourni en 21 semaines a consommé beaucoup d’énergie. La jonction avec les classes moyennes salariées ne s’est pas faite dans la mesure où les syndicats sont restés pour l’essentiel en retrait du processus, pour ne pas dire plus. Les sondages très favorables au pouvoir pour la prochaine élection européenne semblent nier inexplicablement l’impact de l’action populaire et la débandade des cercles du pouvoir, pourtant visible. Pour autant, le mouvement « gilets jaunes » n’a pas épuisé sa dynamique propre. Des dates de rendez-vous sociaux jalonnent le calendrier des mobilisations populaires. En même temps, on observe une nouvelle vague d’implication corporative et associative. Sans oublier une certaine floraison d’initiatives visant à fédérer les mobilisations.
Pendant tout ce temps, nous, les Insoumis, nous avons multiplié les initiatives ouvertes ou discrètes, pour construire des fronts de réplique au pouvoir. Ces efforts commencent à porter leurs fruits. Cette semaine a été acquise la signature en commun de 40 organisations pour la défense des libertés. Une date de manifestation commune est fixée pour le 13 avril. En parallèle, des unions locales et fédérations syndicales, surmontant le blocage des sommets, cherchent à s’accorder sur un projet de « Front populaire » politico-social du type de celui que nous avons proposé depuis mai dernier. Elles convoquent, en accord avec plusieurs secteurs de gilets jaunes, une montée nationale sur Paris le 27 avril prochain. Ce sont des hirondelles bien menues. Mais elles annoncent à leur façon un printemps possible.
En Algérie, ce que l’on appelle « l’État profond » joue sa carte sous commandement unique. En France, le « système profond », celui-des ramifications infinies dont les fils finissent dans la main des 10 oligarques qui tiennent notre pays, est plus protéiforme. Il se sait sans alternative disponible. Pas d’homme providentiel en vue. Pas de botte secrète à disposition. L’unique passerelle de rétablissement d’une autorité populaire vouée à la protection du système est dans le RN. Celui-ci assume cet autoritarisme d’État dont Macron a déblayé toutes les voies de passage avec ses pratiques et ses lois liberticides. On notera que Le Pen semble l’avoir bien compris. Après la campagne médiatique de dédiabolisation, on voit se construire sous nos yeux une banalisation bien orchestrée. À présent, Le Pen ne sort plus de l’Euro, ni de la cinquième République, ni même des traités européens. Elle s’est prononcée contre la présence des militaires dans la rue et demande comme solution le retour aux urnes. Deux idées contraires à la pratique brutale du pouvoir en place. La pente générale des évènements débouche donc sur une extrême-droitisation des milieux dirigeants du pays, conforme à son histoire longue. Hollande, qui est le fidèle concierge des dominants du pays, sait ce qu’il dit quand il annonce l’imminence du pouvoir de l’extrême droite.
Il va de soi que nous sommes construits contre cette pente. Rien ne dit que nous ayons perdu la partie. Pour ma part, je crois l’inverse. La secousse qui fait trembler le système dans ses fondations sociales et institutionnelles est la meilleure occasion qui se soit présentée depuis longtemps pour la révolution citoyenne à laquelle nous aspirons. Nous sommes bien préparés et vigoureusement organisés. Certes, l’abominable campagne permanente de dénigrement qui nous suit de semaine en semaine joue contre nous. La mobilisation contre nous et le mouvement populaire est intense dans les médias d’État et de l’officialité. Elles nous coûtent sans aucun doute. Mais l’élection qui vient nous donne une occasion de premier choix d’avancer vers la remise en cause radicale du pouvoir et du système qui le porte. Depuis la victoire de Macron, c’est la première fois que les urnes sont là comme terrain de lutte central. Il faut encore quelques semaines pour que soit bien comprise l’opportunité. Le tout est d’être bien déployés sur le terrain pour chopper la marée ascendante si elle doit avoir lieu.
Ce mardi 2 avril je me suis rendu à l’hommage organisé par le collectif des morts de la rue. Un rassemblement à la mémoire des 566 personnes décédées en 2018 parce qu’elles n’avaient pas de toit. Morts dans la rue. Mort de la rue. Leur âge moyen était de 48 ans. Parmi ces morts, 13 étaient des enfants. L’association des morts de la rue réalise un travail essentiellement mémoriel d’alerte humaine et sociale. Son recensement des femmes et des hommes morts dans la rue n’a pas prétention à être un pointage définitif. Son but est de rompre l’anonymat de ces morts silencieuses, pas de faire des statistiques. Au demeurant, une étude réalisée il y a quelques années à partir des données du centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès faisait une autre évaluation du nombre des morts de la rue. Elle évaluait à 2000 par an leur nombre. En réalité, on ne connait pas avec certitude le nombre réel. Tout comme on ne connait pas le nombre exact des sans-abris puisque l’INSEE ne les a plus recensés depuis 2012. A l’époque, ils étaient 141 000. Un chiffre en augmentation de 50% depuis 10 ans.
Face à cette explosion de la misère, les gouvernements français n’ont pas été à la hauteur, c’est le moins qu’on puisse dire. Les associations déplorent une gestion du problème « au thermomètre ». En hiver, des places d’hébergement sont ouvertes dans l’urgence. Il s’agit surtout d’éviter le scandale que l’abandon au grand froid déclenche dans l’opinion. Cette politique n’a pas autant d’évidence qu’il y parait. Les pics de morts recensés par le collectif des morts de la rue ont lieu l’été et en octobre. L’enjeu n’est pas de fournir provisoirement aux sans-abris un toit dans un hôtel ou un centre mais bien de leur permettre d’accéder à un logement pérenne, comme cela devrait être le droit de tous. Ainsi, le ministre du Logement a annoncé la semaine dernière que sur les 14 000 places d’hébergement ouvertes pour l’hiver, 8000 allaient être fermées avec le retour du printemps. Avec quelle solution pour ceux et celles qui les occupaient ? On ne le sait.
Il n’y a aucune volonté pour tarir l’augmentation des expulsions locatives. Les derniers chiffres dont nous disposons datent de 2017. Cette année-là, la justice avait prononcé 126 000 expulsions et la police prêté main forte pour 16 000 d’entre elles. Ce dernier chiffre représente une augmentation de 46% en 10 ans. Mais ce n’est pas encore assez de souffrances pour les macronistes. Ils ont refusé toutes nos propositions pour mettre fin à ces drames. Ainsi lorsque nous avons avancé par amendement un encadrement des loyers à la baisse dans les grandes villes. Ou bien la création d’une caisse de sécurité sociale du logement qui pourrait prendre le relai lorsqu’un locataire subit un événement qui l’empêche de payer son loyer et ainsi éviter l’expulsion. Ou encore, l’interdiction pure et simple des expulsions sans relogement. Toutes ces mesures, issues de L’Avenir en Commun, ont été traduites en amendements par notre groupe parlementaire, notamment lors de la lecture de loi ELAN qui contenait la privatisation du logement social.
Bien sûr, l’Union européenne a, là encore, sa responsabilité dans cette misère. Le logement n’est pas censé être de sa compétence. Cependant, elle s’est saisie de la question au travers de la politique de concurrence et pour aller dans le sens du démantèlement des politiques sociales du logement des États membres. En effet, elle a considéré à partir de 2005 que lorsque le logement social était développé et ouvert à de larges parties de la population, il constitue une concurrence déloyale pour les bailleurs privés. Ainsi, elle a forcé les Pays-Bas à revoir leur politique de logement social dont l’accès était universel. La Suède a dû simplement arrêter de subventionner les organismes locaux de logements sociaux.
Par contre, la sévérité de la Commission européenne pour punir les États-membres qui ne respectent pas les règles de la concurrence libre et non faussée ne s’appliquent pas au respect des droits fondamentaux des personnes sans-abris. Ils peuvent être piétinés sans problème. En 2018, la Hongrie de Orban a adopté une révision constitutionnelle qui criminalise le fait même de dormir dans la rue. Ceux qui n’ont pas de toit risquent donc la prison dans la Hongrie d’extrême-droite. Mais cela n’a provoqué aucune réaction particulière des institutions européennes. Quant à lui, le gouvernement français serait bien en mal de dire quoi que ce soit. Sa politique basée sur le mythe du marché équilibrant par sa main invisible les moyens et les besoins conduit à une impasse déjà palpable. Le nombre de logements construits qui devait s’envoler grâce aux remèdes des rebouteux libéraux est en voie d’effondrement. En 2019 on prévoit de passer sous la barre des 400 000 logements construits, toutes catégories confondues. Le libéralisme ça ne marche pas. C’est inefficace, cruel et absurde.
Les évènements en cours en Algérie forcent l’attention. Ils ont pris une puissance et ils écrivent une histoire qui ont une valeur en état d’instruire et d’inspirer partout dans le monde. À mes yeux, ils se déroulent sur le canevas des révolutions citoyennes dont les prototypes sont apparus en Amérique du sud à la fin du siècle précédent et au début de celui-ci. Le modèle s’était conforté dans le process de la révolution Tunisienne. Jusqu’à cette étape-ci, la révolution citoyenne en Algérie fonctionne dans une forme quasi chimiquement pure. On reconnait en elle les traits communs des autres mouvements insurrectionnels de ce type. Mais elle les affiche avec une puissance qui met tous les traits connus à nu. Et ils prennent en Algérie une forme plus claire et nette que dans bien d’autres cas auparavant.
Ces traits communs sont une matière première incontournable pour notre compréhension théorique. Certes, ils ne suffisent pas à l’entendement de chaque cas national particulier. Mais ils permettent de vérifier l’existence d’un scénario caractéristique. D’un déroulé constant. C’est ce modèle dont la « théorie de la révolution citoyenne » essaie d’établir les traits. Encore une fois il ne s’agit pas de réduire à un schéma pré-établi la complexité toujours singulière d’une situation insurrectionnelle. Et encore moins d’en déduire je ne sais quelle improbable « juste ligne » comme on le faisait autrefois en référence à la théorie de la révolution socialiste. À ce point, nous pouvons seulement récapituler ce qui est évident et vérifier si nous avons bien vu tout ce qu’il fallait voir. Premier constat : le mouvement a un acteur. C’est le peuple. C’est-à-dire que ce n’est ni une catégorie sociale particulière, ni les affiliés d’un parti ou d’un syndicat.
Deuxième constat : le mouvement commence par la volonté claire et nette des citoyens de récupérer leur droit au pouvoir. C’est la dimension « citoyenne » qui anime cette action. Ce processus commence par une étape « destituante ». Il s’agit d’obtenir le départ des occupants du pouvoir. Puis le processus s’élargit à tout ce qui de près ou de loin touche à l’ordre établi et a ceux qui le maintiennent. Toutes les structures politiques, syndicales ou institutionnelles sont visées. Le mot d’ordre : « dégage » et « qu’ils s’en aillent tous ». Le Figaro raconte : « dans les rues, les manifestants scandent “ils doivent tous partir” ». Ces phases sont celles déjà vécues en Tunisie où est né le slogan « dégage » et le concept de dégagisme. Mais avant cela il y avait eu les mêmes slogans en Argentine ou en Equateur (« que se vayan todos »).
En France, le dégagisme c’est le « Macron démission » qui bat le pavé depuis vingt-et-une semaines. Évidemment, c’est le niveau de mobilisation populaire qui fait la différence de situation et le niveau de capacité de verrouillage par le pouvoir. En France, le niveau de mobilisation est évidemment bien moins fort qu’en Algérie. Mais sa durée soulève d’autres questions inédites sur sa nature. Il n’existe aucune comparaison d’une telle durée. Ni des conséquences que cela peut avoir sur le contenu et la suite d’un tel mouvement. L’interférence du mouvement avec une séquence électorale en France est également une nouveauté. Est-ce là que va s’exprimer politiquement le sens de l’histoire portée par le mouvement ?
Là encore, l’insurrection citoyenne en Algérie met à nu le problème inhabituel que pose ce type de mouvement par rapport à ceux du passé. S’il n’y a aucun représentant accepté par le mouvement populaire, comment celui-ci peut-il produire une alternative politique ? Nous avons vécu cela ici en France avec les « nuits debout », puis à présent avec les « gilets jaunes » d’une façon spectaculaire. La question que cela soulève me semble dorénavant incontournable.
L’expérience semble montrer comment le moment qui produit l’alternative ou au moins sa possibilité est ce que nous nommions la « phase constituante ». Celle-ci englobe tout ce qui construit l’expression politique positive autonome du mouvement. C’est-à-dire ce qui donne au peuple, acteur de la séquence, une possibilité d’exister politiquement par lui-même. Cette formule nécessairement générale n’en est pas moins concrète. Le sentiment d’être un tout et un acteur unique sans besoin d’intermédiaire est largement entretenu par les succès du recours aux réseaux sociaux. C’est par eux que tout a été mis en mouvement et c’est par eux que se mènent les discussions qui accompagnent chaque mobilisation. De fait, les réseaux sociaux fonctionnent comme une agora permanente qui institue la réalité politique du peuple en tant que sujet de l’action, sans délégation de pouvoir à un parti ni une personnalité. La forme aboutie de cette phase a été jusque-là la tenue d’une Assemblée constituante. Sa convocation, d’abord, puis son déroulement, ensuite, sont les moments où la scène populaire produit des porte-paroles que les combats d’assemblée rendent nécessairement légitimes aux yeux du commun.
Au demeurant, quelle autre possibilité de réorganiser le système de décision dans la société ? Dans l’ancienne doctrine révolutionnaire du mouvement « socialiste », le Parti entrait en action. Il était censé incarner la nécessité historique et prendre les décisions fondatrices. Il est inutile de discuter ici la pertinence ou non d’un tel schéma. Il n’a aucun moyen de se réaliser dans les situations contemporaines où intervient en masse le peuple. Posons cette question sur la base des évènements actuels de France ou d’Algérie. Alors sautent aux yeux l’obsolescence et l’absurdité totale du schéma avant-gardiste ancien. C’est sans doute ce qui parait le plus désorientant à maints observateurs. La racine de la sidération est toujours la même. Ces observateurs ne croient pas à la capacité autonome du peuple à se constituer en pouvoir politique. C’est pourtant la fonction que remplit la demande de convoquer une Constituante.
Les évènements Tunisiens l’ont bien démontré. La Constituante a été le lieu d’identification et d’affirmation du mouvement populaire, produisant ses propres leadeurs de parole et ses thèmes de débats. On ne dira pas ici que cette Constituante tunisienne a réglé tous les problèmes posés. Et sans doute même n’en a-t-elle réglé qu’une part bien délimitée hors du champ social des questions du partage de la richesse. Mais elle a démontré comment les choses pouvaient se dérouler, se mettre en place et se prolonger dans les débats et les mobilisations de la société. Elle a montré comment elle avait pu mettre en échec la tentative de conquête du pouvoir par le parti totalitaire local. Ce n’est pas le moindre des avantages de la formule.
Car partout où un processus insurrectionnel se déclenche, il est habituel qu’il mette aux prises les courants forts de la société antérieure tels qu’ils sont amplifiés par la décadence du pouvoir politique établi. Dans ces conditions, l’extrême droite est alors bien présente quel que soit l’habillage laïque ou religieux de celle-ci. Le fonctionnement de la Constituante met en échec la possibilité d’un coup de force par surprise en rendant public et en mettant en débat tous les enjeux portés par chacun des protagonistes. Dans le cas de l’Algérie comme dans celui de la France, on peut se dire que ce serait la voie la plus fluide et non violente permettant au mouvement populaire de s’imposer comme maître de la scène politique. On verra bientôt si cela se confirme et si c’est bien le canal par lequel la nécessité politique historique fait son chemin dans la révolution citoyenne telle que nous l’observons en Algérie et en France.
Je clos ce petit chapitre sur le thème de la place de la revendication de la Constituante dans le processus de révolution citoyenne. Il me semble qu’on doit surligner le trait. La Constituante n’est pas le simple réceptacle de la mobilisation citoyenne, son champ clos une fois sa convocation acquise. Elle est le lieu et le corps de la révolution citoyenne elle-même. La question du leadership, de la légitimité de la prise de parole se règle dans son élection puis dans sa tenue. Un mouvement incapable de convoquer une Constituante est condamnée à rester sans cesse tributaire des formes politiques anciennes qu’il combat. La Constituante régénère la Nation en lui rendant un peuple. Elle fait de même avec les anciennes formes politiques, partis et syndicats. C’est la réponse que je fais à cette heure, quand, comme tout le monde, je me pose la question de l’articulation entre le mouvement de masse insurrectionnel et son expression politique.
En Algérie, l’insurrection citoyenne a élargi son emprise dans la société. Elle atteint des niveaux de mobilisation qui en font un modèle du genre. Cette semaine, elle aura obtenu le but politique majeur initial au nom duquel le processus a commencé. Le départ du président en exercice. Évidemment, elle n’en reste pas là. Pas davantage que nos « gilets jaunes » en sont restés à l’abrogation de la surtaxe sur le carburant après qu’il l’ait obtenue. La caractéristique de ce genre de situations, c’est son aptitude à la transcroissance des revendications démocratiques en revendications sociales et vice versa. Ce phénomène ajoute aux causes de l’imprévisibilité du cours des événements. Dans les deux pays, sous les formes nationales spécifiques évidentes propres à chacun, cette transcroissance est à l’œuvre. Elle féconde la prise de conscience populaire, alimente la mobilisation, attise les rapports de force.
En Algérie, tout est si neuf, si massif côté populaire qu’il est impossible de prévoir les rebonds. La construction du récit politique populaire se fait au quotidien dans l’action concrète de gens que leur succès rend chaque jour plus confiants en eux. Côté système, le terrain est, là aussi, si mouvant et parfois si tortueux qu’on ne doit rien exclure. Sur ce point aussi il y a matière à leçon. On doit se souvenir que c’est l’agitation et la division au sommet face à la base citoyenne de la société qui a ouvert la brèche victorieuse au mouvement populaire. En Algérie, on voit plus distinctement qu’en France comment une situation insurrectionnelle est un tout où s’articule les mouvements du sommet de la pyramide des pouvoirs et celle de la base sociale d’un pays. Pour autant, en France, cet aspect n’est pas absent. Le pouvoir macroniste aussi a eu son moment de panique en décembre. Et depuis cette date, les purges et violences au sommet de l’appareil de l’État et de la répression ont ouvert des failles dont on n’a pas fini de constater les effets délétères.
Un dernier fait me semble indispensable à mentionner. L’affirmation du peuple en tant que tel prend une forme qu’il est bon de noter. Pour dire « je suis le peuple », chacun se drape dans le drapeau national qui est la manière neutre de dire à la fois « je suis tout le monde », et « je suis de ceux qui ont des droits sur le pouvoir ». C’est ce qui se passe avec une vigueur frappante en Algérie mais aussi en France. En France cela se superpose avec l’uniforme du gilets jaunes (« je suis tout le monde »). Mais le drapeau national dans lequel on se drape des pieds à la tête en Algérie prend la même double signification. En Algérie comme en France, le drapeau est un symbole très vivant lié à une histoire populaire révolutionnaire. Sans doute le sens en est-il plus frais en Algérie. Là le drapeau est l’emblème de la lutte de libération nationale qui a construit et institué le peuple algérien en tant que tel. En France, le sens du drapeau tricolore est le même, certes. Mais le temps l’a surchargé d’épisodes controversés dans certains secteurs de la société. Cela n’est jamais le cas en Algérie où le drapeau est un identifiant individuel et collectif absolu.
Cette dernière observation nous ramène à la considération initiale où le peuple est défini comme l’acteur de la révolution citoyenne par différence avec les actions de classe ou de parti. Le peuple se constitue dans l’affirmation de sa souveraineté. En cela est citoyenne la révolution qu’il engage. C’est-à-dire de sa volonté d’établir son pouvoir sur un territoire et sur le groupe humain qui l’occupe selon la définition de ce mot. Une personne dans le drapeau national algérien ou Français ne dit pas autre chose, en résumé.
En Espagne, on vient d’apprendre que la police avait fabriqué de toutes pièces un roman sur les liens entre le gouvernement du Venezuela et Podemos. Pour produire leurs « documents » les policiers espagnols avaient utilisé le contenu d’un téléphone volé à l’un des dirigeants de Podemos. Dans la révélation de ce scandale, les pièces tombent une à une. À présent, on apprend que les caméras de vidéo-surveillance autour du domicile de Pablo Iglesias ont été piratées. L’énormité de ce type d’action n’est guère évoquée en France. Chez nous, les médias d’État et de l’officialité restent évidemment toujours branché sur le refrain anti-Venezuela. Ils ne sauraient mettre en avant une telle manipulation sans casse pour eux-mêmes.
Car un jour ou l’autre on finira par savoir qui a lancé l’opération de propagande de la dernière semaine de campagne présidentielle contre l’Alba. On se souvient peu de cette grossière fable tant elle était stupéfiante de bêtise. Elle a été énoncée en premier par Jean-Michel Aphatie sur les médias d’État. Elle a servi à nous taper dessus pendant les dix derniers jours de la campagne présidentielle. Il s’agissait de faire croire que je proposais de quitter l’Union européenne pour adhérer à L’Alba, coalition de pays des Caraïbes, dont le Venezuela. Il est peu probable que Jean-Michel Aphatie ait trouvé tout seul cette idée. Aujourd’hui, disons que les délires d’Aphatie ont cessé d’être un sujet pour qui que ce soit depuis ses numéros de postillonages éructant contre les gilets jaunes. Mais à l’époque, il avait encore une crédibilité. Il a pris depuis dans les médias la figure caricaturale d’un adversaire résolu des aspirations populaires.
Le contexte me rend inquiet à propos de l’itinérance du contenu des ordinateurs vidés au cours de perquisitions chez onze de mes ex-collaborateurs comme chez moi. Agendas, contacts, photos : tout a été capturé sans discernement. Il est plus que probable qu’une bonne partie de toutes ces procédures seront invalidées tant elles ont été conduites en dépit du bon sens juridique le plus élémentaire. Pour autant, le danger de provocation est réel. On sait que toutes les pièces de la procédure ont été données (ou vendues) aux médias qui les voulaient ou qui ont leur rond de serviette dans les hautes sphères où ces pièces se trouvent. Ils disposent donc tous d’amples moyens de mise en scène du type de celle opérée par L’Obs. Comme il n’y a jamais aucune poursuite contre les violeurs du secret de l’instruction, leur impunité est donc garantie avec la complicité active de ceux qui sont pourtant censé protéger les droits de la défense. Ceux-ci ne sont garantis que quand ce sont les membres de la corporations qui sont concernés.
On a pu le voir avec la dénonciation d’un groupe de harceleurs au plus niveau de la hiérarchie de France Info. Nulle liste de noms, ni enquête publique, seulement des initiales. Sans doute la prétendue « cellule investigation » de la chaine d’État n’est-elle ni au courant ni concernée… Pour autant, encore une fois, la violence que les deux réseaux de harceleurs, celui dénoncé par « Libération » et celui de la chaine d’État montre de quels abominations sont capables de tels gens entre eux et donc avec les autres. On comprend mieux la mentalité de pilonnage et de harcèlement qu’ils pratiquent dans d’autres domaines et notamment contre nous en général et contre moi en particulier. Je comprends mieux aussi à présent l’ahurissante campagne contre Sophia Chikirou à laquelle nous avons assisté pendant des semaines, notamment par France Info, berceau des harceleurs. N’a-t-elle pas en effet le double tort pour ces violents d’être une femme, une insoumise, et d’avoir mené une campagne électorale qui a passablement ringardisé pas mal de ces beaux esprits mondains qu’elle ne fréquente pas.
Le cas espagnol me met donc en alerte. Je crains donc la reconstitution d’une de ces boucles police/médias/justice dont nous avons subi les effets récemment. Ainsi quand les images de l’émission « Quotidien » ont fourni au Parquet les moyens d’engager ses nombreuses incriminations contre nos comportements dans la perquisition hors norme judiciaire du siège de la « France insoumise ». Comment oublier que les images de la Contrescarpe diffusées par l’Élysée ont été remises par la police à Benalla, que quelqu’un les trafiquées et qu’elles ont été diffusées ensuite partout sur les chaines de l’État et de l’officialité sans aucun recul critique ni mise en distance. De même qu’ont été validées par les mêmes la thèse selon laquelle Jérôme Rodrigues n’aurait pas été visé par un flash-ball. Puis que Geneviève Legay aurait heurté un poteau. Et que Loïc Prud’homme, député insoumis de la Gironde, « affirmerait avoir été matraqué » ? Ces concordances récentes du récit d’un secteur médiatique avec des affirmations mensongères officielles nourrissent une ambiance étouffante.
Les activités de renseignement policier de « Quotidien » d’une part et les interpellations de journalistes ayant couvert les décrochages de portrait du président d’autre part font deviner un contexte de pressions diverses qui renforcent cette ambiance. L’interpellation des journalistes fait comprendre qu’ils sont considérés comme des auxiliaires de l’étouffement des mouvements sociaux qui ne sauraient se dérober. Tout cela participe à une évolution autoritaire du pouvoir qui alerte désormais sérieusement d’amples secteurs de la société civile. Raison pour laquelle CGT et LDH ont appelé en commun avec le collectif de quarante organisations de défense des droits de l’homme à une marche dans les rues de Paris le 13 avril prochain, en défense des libertés publiques menacées. Le groupe parlementaire de « La France insoumise », qui avait proposé la rencontre initiale s’est réjoui d’avoir pu se rendre utile dans un domaine aussi crucial. Car l’évolution des libéraux partout dans le monde est de réduire les libertés. De les réduire brutalement. Ce qui se passe en France dans ce domaine est un évènement a part entière dans l’histoire politique du vieux continent. Cela est plus inquiétant que les frasques liberticides d’un Orban en Hongrie. Car il s’agit d’une puissance du centre du système mondial.
J’y pense parce que ce dimanche, je suis allé au rassemblement au Trocadéro en défense de Lula, l’ancien président du Brésil. Accusé d’avoir bénéficié du cadeau d’un appartement jamais prouvé, il a d’abord été condamné à douze ans de prison par un juge qui a été nommé depuis ministre de la Justice du fascistoïde Bolsonaro. Il va de soi que les médias brésiliens avaient accompagné avec enthousiasme la procédure contre le seul homme qui était en situation d’être élu contre la droite brésilienne. Aucune des « cellules d’investigation » de cette masse de médias « libres et indépendants » ne se souciant de savoir où pouvait bien être cet appartement ni comment s’établissaient les liens entre le juge futur ministre et le candidat d’extrème droite. Lula a payé cher. Très cher ce traquenard. Non seulement sa détention actuelle, mais avant cela de la destruction d’une bonne partie de sa famille foudroyée par le choc psychologique du harcèlement médiatico-judiciaire. Son frère, sa femme, un de ses fils : c’est beaucoup. Bolsonaro a conclu : « il crèvera en prison ». Vous chercherez en vain dans les colonnes des redresseurs de tort médiatique français quoi que ce soit sur le sujet. Cela montre la densité de la connivence avec les organisateurs de ce type de traquenards qui se répètent d’un pays à l’autre avec les mêmes mots, les mêmes méthodes, dans le monde, là ou notre famille politique représente une menace pour l’ordre établi. Et cela s’insère dans une actualité en France terriblement aggravée.
Notre liste pour les élections européennes veut être le reflet des luttes sociales et écologiques dans le pays. À toutes ses places, les insoumis et les insoumises se trouvant là sont engagés dans l’action pour l’intérêt général. Au meeting commun avec Manon Aubry à Nîmes le 5 avril, j’ai fait la connaissance d’Inès Muriot. Cette jeune femme de 26 ans est candidate à la 63ème position. C’est une militante confirmée de l’urgence climatique. Elle a notamment fait partie des premiers activistes à décrocher un portrait d’Emmanuel Macron pour protester contre son inaction face au changement climatique. C’était le 27 février dernier, à la mairie de Cabestany, dans les Pyrénées Orientales.
Depuis, 32 portraits du président de la République ont été « sortis », selon l’expression utilisée par les militants. Cette action non-violente symbolique est menée par des militants des associations Alternatiba et ANV-COP 21. Elle fait suite à la pétition aux deux millions de signatures « l’affaire du siècle ». Elle s’inscrit dans le cadre des grèves de lycéens et des marches pour le climat. La pétition est la plus importante jamais lancée en France. Elle dénonce l’inaction climatique de l’État. Elle propose un recours en justice contre l’État pour non respect de ses obligations climatiques. En effet, le législateur a inscrit dans la loi des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. La France s’est également engagée devant la communauté internationale lorsqu’elle a signé et ratifié l’accord de Paris sur le climat. Aucun de ces objectifs n’est aujourd’hui respectés. En 2017, dernière année pour laquelle on connait les résultats, les émissions de gaz à effet de serre en France ont augmenté de 3%.
L’intensification des mobilisations écologiques ces dernières semaines trouve sa source dans l’urgence devant laquelle nous nous trouvons. D’après le dernier rapport du Giec sur le climat, il nous reste 12 ans pour réussir à limiter le réchauffement climatique à 1,5°. C’est donc maintenant qu’il faut agir. La différence entre un réchauffement de 1,5° ou de 2° est phénoménale. À 1,5° de plus, la banquise arctique fond entièrement en moyenne une fois par siècle. À 2°, elle fond en moyenne une fois par décennie. Ce demi degré de plus, c’est 10 millions d’êtres humains expulsés de chez eux du fait de la montée des eaux. Il entraînerait la disparition de deux fois plus d’espèces de vertébrés, trois fois plus d’espèces d’insectes et deux fois plus de plantes. Il déclencherait des famines par une baisse drastique de productivité du blé, du maïs et du riz, particulièrement en Asie où vivent les plus grandes concentrations d’êtres humains.
Nous parlons donc de nous éviter d’immenses catastrophes pour nos sociétés. Pour y parvenir, il faut changer en profondeur nos modes de production, de consommation et d’échanges. Mais le gouvernement fait le contraire. Dans sa programmation énergétique, il repousse aux calendes grecques la fermeture de centrales nucléaires arrivée en fin de vie. En prenant cette décision, il nous oblige à dépenser 100 milliards d’euros pour faire les travaux de mise a niveau de centrales, le « grand carénage ». Autant d’argent détourné des investissements indispensables pour réaliser la transition. Car il manque déjà chaque année 30 milliards d’euros d’investissements pour que soient simplement respectés les engagements de la Cop 21. Mais ceux-ci sont eux-mêmes insuffisants pour limiter à 2° le réchauffement climatique. Il faudrait donc un plan massif d’investissements publics. Mais le gouvernement ne parle que de baisser la dépense publique pour éviter de rétablir les impôts supprimés par ses soins au bénéfice des plus riches.
Le décrochage de portraits de Macron vise donc à dénoncer cette inaction criminelle. Le mur laissé vide veut symboliser le fait que le Président est sorti de la mairie pour pouvoir observer les conséquences désastreuses de sa politique. Ces actions s’inscrivent absolument dans le cadre de la non-violence. Hormis la disparition (provisoire) d’une photographie, elles n’engendrent non plus aucune dégradation. Pourtant, le gouvernement y a répondu avec une répression particulièrement féroce. Les 32 portraits décrochés ont donné lieu pour l’instant à 24 gardes à vue, 19 perquisitions et la saisie du bureau de lutte anti-terroriste. En macronie, attenter à l’image du monarque présidentiel est considéré comme un acte terroriste. Le pouvoir va même jusqu’à convoquer des journalistes qui suivaient ces actions pour le motif de « vol en réunion ». La dérive autoritaire s’abat sur les militants écologistes comme sur les gilets jaunes. L’expérience commune de la répression montre que la justice sociale et la justice climatique sont des causes communes.