Cette « une » du Monde est d’utilité publique. En acceptant de prendre en charge le diagnostic sur la sixième extinction des espèces, « Le Monde » permet que la question devienne un enjeu politique. Nous ne pouvions y parvenir sans cet acte de reconnaissance par l’officialité faite journal qu’est ce quotidien. Ni mon récent discours à Bordeaux sur cette extinction et encore moins le bavardage confus des tenants de l’écologie de marché n’y parvenaient. À Pau, mon discours évoquait le nombre des conflits armés qui dépendant directement de la crise climatique. Je ne me souviens plus de l’idiotie qui avait été préférée par les commentateurs comme sujet : mon chauffeur, mon garde du corps, ou quoi de ce niveau. Reste à présent à positionner le débat qui doit avoir lieu. Tous les partis sont désormais soucieux d’écologie. Il ne faut pas le nier. Cela reviendrait à faire reculer la prise de conscience. Le débat n’est plus là. Je plaide pour un débat sérieux et respectueux de chaque logique à l’œuvre dans les propositions. On comprend que EELV veuille continuer indéfiniment à avoir le monopole de l’attribution des brevets d’écologie. Que le vert soit la couleur de référence peut être aussi une imposture quand on voit repeindre en vert tout et n’importe quoi et jusqu’au « capitalisme vert ». La question doit se déplacer là où elle désormais placée : que faire ? Quel est le cadre de référence ? EELV et sa liste pense que l’écologie de marché est possible. Le marché, cela veut dire la régulation spontanée de l’offre et de la demande, des intérêts particuliers entre eux. C’est une option.
« La République en marche » porte le même projet. Un personnage comme Pascal Canfin n’est pas un artefact ni un plaisantin. Son argumentation est cohérente. Avantage : c’est une argumentation. On peut la discuter, en admettre une partie et en rejeter la construction globale. Tandis que le discours de Yannick Jadot est le plus souvent et purement idéologique en ce qui concerne le marché et incantatoire en ce qui concerne l’écologie. En toute hypothèse, nous n’adhérons ni n’a l’un ni à l’autre.
Nous ne croyons pas que la transition écologique de l’économie soit compatible avec le cadre de l’économie de marché. Selon nous, elle dépend du déploiement planifié d’une économie mixte qui combine le secteur entrepreneurial privé capitaliste et coopératif avec celui des collectifs : puissances publiques de l’État et des pouvoirs locaux. Notre analyse nous conduit à voir que les intérêts particuliers qui constituent la trame et la dynamique de l’économie actuelle sont incapables de dégager un intérêt général. Car l’intérêt général remet en cause l’intérêt particulier de certains producteurs, de certaines consommations, de certains échanges. Et force doit rester à l’intérêt général, par la force de la loi. Deux conceptions s’opposent donc. Elles fournissent le cadre de référence de deux politiques alternatives. Ce débat a sa noblesse, son importance. Il y va de l’avenir immédiat de la civilisation humaine.
Parfois il est difficile de réaliser le degré d’aveuglement de la couche politico-médiatique qui croit diriger l’opinion du pays ou du moins qui croit le représenter. M’entendre demander au vingt heures de TF1 si « le mouvement gilet jaune n’est pas en train de s’essouffler » est si caricatural que j’ai failli croire au gag. Mais je pense qu’en me le demandant, la journaliste Anne-Claire Coudray est d’une parfaite sincérité, sans calcul tordu, sans part pris. Elle croit vraiment que telle est la situation deux jours après le 1er mai le plus nombreux et mobilisé depuis une décennie. Avant d’entrer en plateau, les autres dirigeants de la rédaction ne me disaient pas autre chose. Ils le croient. Disons à leur décharge que les mêmes croient aussi « en même temps » que le mouvement gilets jaunes est la pointe d’un continent enfoui de frustrations et de mécontentements. Les milieux dirigeants ne réalisent pas, ne savent plus, ce qu’est une crise politique.
Ils ne peuvent donc plus la reconnaître quand elle est sous leurs yeux. Je pense que cette cécité est née avec le referendum de 2005 sur la constitution européenne. Voir le « non » populaire transformé en « oui » par les notables du congrès de Versailles n’a pas été seulement un viol de la démocratie. Il a engendré l’idée que le vote et le peuple ne sont rien si un bon tour de magie médiatico-politique peut tout changer. Depuis lors, les terribles leçon de la Libération, de la crise algérienne et de mai 1968 ont été rangées au placard dans le même compartiment que la bataille d’Alésia et les autres faits de mondes disparus. En France, le peuple est désormais « la vermine » que dénonce à l’antenne un journaliste phare de la radio d’État, Renaud Dély, un ancien de Libération et de L’OBS rallié comme tant d’autres au macronisme. Pour lui, parlant pour eux, le peuple est cette nullité (« les gens de rien ») que viennent trainer dans la boue les experts et les commentateurs des plateaux du délire en continu. Jusqu’au point de provoquer, 25 semaines après le début des événements, la coalition d’une partie des élites culturelles du pays soulevée de dégoût pour cette haine de classe qu’elle ne peut plus supporter elle non plus.
Macron, lui aussi, voit une « grogne » là où se prolonge une crise politique centrale. Sa stratégie du pourrissement lui est revenue dans la figure. Loin de diluer, le temps a endurci le matériau « réfractaire ». Voilà ce qui a provoqué l’entrée en crise politique globale. Mais il a cru comme en 2005 que le temps passant épuiserait, effacerait, comme après 2005… Il le croit encore. Naturellement, il va être battu par la liste de Le Pen. Et peut-être même par celle des Républicains. Ses amis le savent. Ils ne comprennent pas pourquoi. Ils ne comprennent rien. Ils se croyaient les plus forts avec la tactique la plus géniale : siphonner la droite, exploser l’autre côté en assassinant les Insoumis.
Les bêtises en chaine de Castaner ont tout gâché côté droit. Là on le juge comme un incapable, ce qu’il est. Et comme un jeteur d’huile sur le feu. Et une brute. Ce qu’il a cru intelligent de faire avec le paroxysme de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Il voyait dans l’attaque de l’hôpital ce moment charnière qui précipiterait l’opinion dans le dégoût et le rejet. Comment ces gens-là n’ont-ils pas compris que nous sommes à l’époque où tout le monde filme ? Tout le monde montre. Et à l’époque où il a des insoumis partout : dans l’hôpital, chez les manifestants et même chez les policiers ! Comment ont-ils pu croire que nous ne saurions pas ? En un seul coup il s’est mis à dos tout le monde qui compte chez ces gens-là. D’une part les partisans de l’ordre qui ont vu Castaner être l’homme par qui la tension naît et d’autre part par les amis des libertés, nombreux quand même dans les rangs de la petite bourgeoisie macroniste. Ce type, Castaner, est un fléau pour ses amis et un cadeau pour ses adversaires. Mais il est surtout une calamité pour le pays qu’il divise comme jamais. L’homme qui a commencé le jour de son intronisation par envoyer cent policiers au domicile des collaborateurs d’un président de groupe d’opposition est resté sur cette lancée de l’abus de pouvoir permanent. Content d’avoir été alors soutenu par la corpo médiatique, il s’est cru tout permis.
Six mois après nous avoir agressé, Castaner et son appendice judicaire Nicole Belloubet, ont fait de la perquisition et des gardes à vue un mode ordinaire de gestion des conflits politiques du gouvernement. Pour un oui pour un non, pour un portrait du président décroché ou une bombe à peinture de graph : perquisition, garde à vue, comparution immédiate et ainsi de suite. Même les bien-pensants qui s’étaient réjouis de notre humiliation prennent peur de cette équipe. La perquisition abusive, c’est aussi pour ceux qui ont aimé ça chez les autres comme on l’a vu à Médiapart. Mais à présent, depuis la Salpêtrière, les gens allongés par terre mains sur la tête, les gardés-à-vue sans raison, le viol médiatique des consciences reprenant en boucle la propagande d’État ont jeté un très grand froid dans toutes les familles politiques et culturelles du pays.
France info et d’autres médias d’État ont présenté des excuses à leurs auditeurs qu’ils avaient essayé d’endoctriner. Certes, il leur a fallu quatre jours pour le faire et un opprobre général, mais ils l’ont quand même fait. Ce qui ne veut pas dire que les médias d’État regrettent mais qu’ils prennent peur. Comme tout le monde. Comme tous les gens sensés quel que soit leur bord politique. Cette escalade de violences d’État ne mène nulle part qu’à de nouvelles surenchères. Désormais, la pérennité du pouvoir macroniste est à ce prix. Personne ne pourra dire qu’il ne le savait pas.
Le 22 avril dernier, notre partenaire politique en Espagne, Podemos a été victime d’un incroyable acte de blocage de ses communications Sur simple décision d’une entreprise privée et sans sommation. Et cela une semaine avant des élections générales. En effet, le service de messagerie WhatsApp a bloqué le compte de Podemos.
Il faut savoir que de l’autre côté des Pyrénées, les messageries WhatsApp sont extrêmement populaires y compris en politique. En fait, nos amis avaient réussi à en faire un véritable média de masse puisque 50 000 sympathisants étaient abonnés au compte de Podemos sur cette application. Par là transitaient des centaines de messages organisant la vie commune politique de tous ces contacts. Du jour au lendemain, plus aucun contact possible. La décision s’est appliquée sans crier gare le soir du grand débat télévisé de l’élection législative. Pour se justifier de cet acte incroyable de la part d’une entreprise privée à quelques jours des élections, les dirigeants de WhatsApp ont affirmé que Podemos enfreignait les règles d’utilisation de l’application en pratiquant des envois de masse. Cette justification fut anéantie presque immédiatement par le responsable de la communication de Podemos. Il publia une capture d’écran montrant que le PS espagnol utilisait l’application exactement avec les mêmes méthodes. En fait, tous les partis politiques le font en Espagne. « L’explication » a donc de quoi surprendre.
C’est évidemment un prétexte. Aucune mesure de cette nature n’avait été prise contre l’équipe de campagne de Bolsonaro au Brésil qui avait utilisé WhatsApp pour diffuser massivement des calomnies sur le PT et son candidat pendant la campagne. C’est donc notre camp qui a été frappé et lui seul, et au moment le pire c’est-à-dire le plus nuisible ! WhatsApp n’a sans doute même pas conscience du mal qui est fait à la démocratie elle-même. Ce n’est pas son sujet. Ces grandes puissances d’argent sont tout simplement inciviques et amorales.
Cette attaque contre nos alliés espagnols de la part d’un des GAFA doit nous inquiéter. Elle doit nous tenir lieu d’alerte. Elle intervient alors que le climat de psychose sur les « fake news » et la prétendue « ingérence russe » dans les élections, jamais prouvée, ont finalement abouti au renforcement du pouvoir de ces multinationales sur nos démocraties. En effet, les élites libérales et atlantistes somment désormais Facebook, Google et Twitter de mettre en place des mesures de censure contre les contenus qu’elles considèrent comme faux. Dans la délirante loi sur les fakes news votée par la macronie il y avait ainsi des articles pour intimer aux plateformes de mettre en place des mécanismes de filtrage des informations.
La messagerie WhatsApp qui a censuré Podemos est la propriété de Facebook. Le 5 avril dernier, le journal « Le Monde » ouvrait ses colonnes au responsable de la cybersécurité de Facebook. Le titre de cette interview est évocateur : « comment Facebook compte empêcher toute ingérence et manipulation pendant les européennes ». Et en effet, on peut y lire comment une multinationale privée américaine est apparemment devenue le principal acteur chargé du bon déroulement des processus électoraux en Europe. Heureusement, en France, « Le Monde » collabore avec Facebook pour identifier les fakes news. On n’est pas rassuré.
Le premier réseau social du monde, comme son petit frère, Twitter, ont tous les deux annoncé des mesures spécifiques pour les élections européennes. Le 25 avril dernier, Twitter publiait un communiqué pour annoncer le bannissement de sa plateforme de toute publication dont le but est « de manipuler ou d’interférer dans les élections ». Qu’est-ce qu’une publication dont le but est de manipuler ou d’interférer dans des élections ? Qui se chargera d’en juger ? Les salariés de Twitter, bien sûr. En aucun cas la loi ne définit de tels concepts.
Quant à Facebook, il a mis en place un dispositif pour rétrograder dans son algorithme toutes les publications identifiées comme des fake news ou « qui cherchent à duper les gens » selon le chef de la cybersécurité. Pour classer les pages et les publications, l’entreprise s’appuie sur des partenaires. En France, il y a donc « Le Monde » et son « Décodex ». Il avait classé le journal Fakir comme « peu fiable ». De fait, ce genre de méthode s’avère souvent une façon de censurer notre famille. En avril 2017, Google avait modifié son algorithme aux États-Unis. Le motif inquiétait déjà. Il s’agissait de « mettre en avant des sites labellisés comme fiable ». Résultat pour les sites socialistes, progressistes ou anti-guerre : une baisse de fréquentation via Google de 45%. C’est le sort qui nous est promis sans doute.
Jusqu’à présent, les réseaux sociaux en ligne ont servi d’espace d’expression et de libre circulation des idées. Ils ont été appropriés par ceux dont l’accès équitable aux médias de l’officialité est interdit. On comprend que cela soit un problème pour les puissants et une faille dans la stabilité de leur pouvoir. Leur réaction est donc une tentative de privatisation de l’espace du débat démocratique. Vouloir réguler le débat démocratique en ligne est légitime. Mais, pour un républicain, il ne peut être question que les règles soient décidées par des actionnaires de quelques méga-entreprises. Si règles il doit y avoir, elles doivent être décidées démocratiquement, connues de tous et les mêmes pour tous. C’est-à-dire être établies par la loi.
D’ici là, nous allons organiser la migration de nos chaînes de liaisons et d’information interne vers « Telegram » qui a la réputation d’être liée aux systèmes sous contrôle de Russes. Donc loin des représailles des étatsuniens et de leur méthode de privation soudaine de liberté pour ceux qui leur ont fait confiance. Pour ma part, je le fais dès à présent. Je ferme mes chaines de liaisons WhatsApp et je me porte vers ma modeste chaine de messagerie Telegram que je considérai comme totalement secondaire jusque-là. Vous pouvez donc vous y abonner en suivant le lien.
Le 30 avril, la Cour de Justice de l’Union Européenne a rendu une décision à propos des tribunaux d’arbitrage prévus dans le cadre de l’accord de libre-échange avec le Canada, le trop fameux CETA. Ces tribunaux d’arbitrage forment une justice d’exception pour les multinationales. Ils leur permettent de passer outre les cours de justices nationales et donc de ne pas être tributaires des lois en vigueur dans les pays qui accueillent leurs activités. Ces tribunaux ne jugent que sur la base des accords commerciaux et sur la base de leur propre jurisprudence. Ainsi, les États et les peuples se retrouvent privés de leur souveraineté. Ils se trouvent placés à la merci du chantage d’entreprises privées rendues toutes puissantes. En effet les multinationales obtiennent de cette façon le droit de poursuivre les États en cas de changement de la législation et obtenir des indemnisations financières pour les bénéfices que les changements de la loi peuvent provoquer. C’est ainsi qu’une multinationale cigaretière a obtenu la condamnation et les indemnités du gouvernement australien du fait d’une loi contre le tabagisme. L’Australie a ainsi payé pour les cigarettes qu’elle n’a pas pu fumer…
Ce mécanisme de confiscation de la souveraineté populaire a pourtant été jugé compatible avec les traités européens par la cour de justice. C’est une nouvelle raison de sortir de ces traités. Par conséquent, le CETA sera bel et bien assorti d’un tribunal d’arbitrage. Cela donne beaucoup de pouvoir aux entreprises canadiennes et européennes. Mais pas uniquement. En effet, 81% des entreprises américaines présentes dans l’Union européenne ont une filiale au Canada. Elles auront donc elles aussi accès à ce tribunal d’arbitrage pour imposer leur volonté aux États européens. Cette décision est aussi un nouveau cadeau fait au capitalisme états-unien.
Le 15 avril dernier, le Conseil européen a autorisé la Commission à ouvrir des négociations commerciales avec les États-Unis. Deux ans après l’échec du TAFTA, ils veulent de nouveau conclure un accord de libre-échange. Le principal moteur dans cette relance des négociations est l’Allemagne. En effet, Trump menace toujours de rétablir des droits de douane importants sur les importations de voitures européennes. Or, le secteur automobile représente 20% de l’activité industrielle de l’Allemagne et 25% des exportations allemandes aux États-Unis. 90% du marché américain des automobiles de luxe est occupé par des constructeurs allemands. Alors que son économie subit un sérieux ralentissement, il est indispensable pour le gouvernement allemand de protéger à n’importe quel prix son industrie automobile destinée essentiellement à l’export.
Le pouvoir français, lui, s’est gargarisé d’avoir voté au Conseil européen contre l’attribution à la Commission européenne d’un mandat de négociations. Mais il a perdu le vote. Ce qui signifie donc que l’Allemagne a une nouvelle fois humilié le gouvernement français en le mettant volontairement en minorité. Elle n’a pas cherché une position de conciliation. Le « couple » n’existe plus dès lors que les intérêts du patronat allemand sont en jeu. On l’avait déjà vu dans l’affaire du glyphosate. Le vote de l’Allemagne avait été décisif pour faire perdre la position défendue par les Français.
Dans la même période le géant allemand de la chimie Bayer rachetait le premier producteur de glyphosate l’américain Monsanto. On connait le discours officiel anti-glyphosate tenu d’abord par Macron qui avait promis son interdiction en trois ans avant de se dédire. Sa majorité parlementaire a rejeté la proposition de loi des députés Insoumis pour interdire ce poison. Il en est ainsi parce que, entretemps le conseil européen a décidé de prolonger pour cinq ans supplémentaires l’usage de ce pesticide en Europe. Il l’a décidé parce que les allemands l’ont imposé aux français une fois de plus.
Il en va de même cette fois-ci. Ce qui reste à évaluer c’est la dose de cynisme du président français sur ce dossier. Car le processus de reprise de la discussion avec les USA n’a pas commencé le 15 avril. Dès cette été, Jean-Claude Juncker a signé une déclaration avec le département du commerce américain pour une relance des négociations commerciales. Cette déclaration était même accompagnée d’une levée des restrictions d’importation sur le sol européen du soja et du gaz de schiste américains. Depuis, les importations de ces deux produits chez nous ont bondi respectivement de 112% et de 181%. Ils font partie des productions les plus destructrices pour la planète et dangereuses pour le climat. Mais à l’époque, Macron n’a rien dit. Le « champion de la terre » a accepté comme les autres eurocrates les hydrocarbures les plus sales et le soja OGM !
On peut donc soupçonner qu’il sait combien son opposition n’aura, en bout de course, aucun effet. Le traité de libre-échange s’appliquera quel que soit son avis. D’ailleurs, il a lui-même validé son impuissance. En effet, le 22 mai 2018, les ministres des Affaires étrangères ont entériné une nouvelle procédure d’adoption des accords commerciaux. Cette procédure prive les Parlements nationaux de tout rôle. Ils n’ont plus aucun droit de regard ou de vote à leur sujet. Le gouvernement français était représenté le jour où cette décision a été prise. Il n’a pas vu d’inconvénient à renoncer à notre souveraineté. Depuis, cette nouvelle procédure a été utilisée pour entériner le plus grand accord de libre-échange jamais signé : le JEFTA, avec le Japon. Le Parlement français ne votera jamais sur sa ratification. La position du gouvernement français au conseil européen est donc une posture gesticulatoire. Macron ne cherche pas à empêcher un nouvel accord avec les États-Unis. Il veut juste s’en dédouaner. Il le peut sans bruit puisque personne n’en parle en France et puisque la cour de justice européenne a décidé que l’aspect le plus inadmissible aux yeux de qui croit à la souveraineté populaire est compatible avec les traités européens.
J’ai commencé sur ce blog une réaction aux idées présentées par Martin Bouygues dans « Les Echos » du 25/04/2019. Il m’a paru intéressant de la faire car le patron de la première entreprise du bâtiment du pays part d’une préoccupation que je partage : la qualification du travail humain est un enjeu central dans une économie développée. J’ai donc décidé de prolonger mon propos en traitant de la relation entre le travail qualifié et les conditions sociales de sa mise en œuvre. Je veux montrer que de mauvaises conditions sociales dégradent la qualification du travail mis en œuvre dans ces conditions. Et je veux montrer pourquoi un gouvernement insoumis devra impérativement augmenter vigoureusement la qualification du travail pour atteindre ses objectifs.
Je reviens donc aux propos de Martin Bouygues. Il cherche à répondre à la rareté du travail qualifié. Il ne se contente donc pas de considérer ce dernier comme acquis et réductible au simple statut de variable d’ajustement pour augmenter le retour sur investissement de ses actions. Ainsi, quoi que je sois en désaccord avec les solutions qu’il avance, je note que nous nous entendons sur le problème à résoudre. Comment augmenter la quantité disponible de travail qualifié ? Son point de vue est plus pragmatique ; il se demande seulement comment se garantir la nécessaire fidélisation des travailleurs qualifiés dans l’entreprise. Mais la solution qu’il propose, la participation des salariés au capital de l’entreprise, apporte pour nous plus d’inconvénients que d’avantages. J’ai expliqué pourquoi nous préférions l’augmentation des salaires et la stabilisation des statuts et des contrats de travail.
La précarité est en effet un repoussoir pour les travailleurs hautement qualifiés. En période d’activité intense, les femmes et hommes titulaires d’une qualification reconnue préfèrent se tourner vers les entreprises et les secteurs où ils trouvent la stabilité nécessaire à leur épanouissement, inclus quand cette stabilité s’accompagne de mobilité entre les sites de travail. Les mauvaises conditions d’emploi nuisent à la qualité du travail. Le bâtiment en offre justement un exemple caricatural avec l’usage de la sous-traitance. Les chaînes entre donneurs d’ordres et sous-traitants sur les chantiers sont souvent très longues. On a compté jusqu’à sept sous-traitants en cascade dans ce secteur. Bouygues n’y échappe pas. Il peut être le maître d’ouvrage mais délègue la réalisation d’une multitude de tâches à des entreprises différentes. Elles-mêmes font souvent de même. Ainsi, au fur et à mesure, le travail est morcelé et la responsabilité diluée. Sur le chantier, les gens se supportent et se croisent mais sans vraiment se rencontrer dans la logique d’un travail commun ou du moins d’un travail partagé. Par ailleurs, chaque maillon impose au suivant les coûts les plus bas. Cette pression à la baisse le long de la chaîne se reporte en bout de course sur les salariés. C’est pour cela que l’on trouve sur les chantiers parmi les salariés les plus précaires, intérimaires ou travailleurs détachés.
Une telle organisation du travail se répercute sur la qualité du bâti, les mauvaises conditions de travail attirant peu les salariés les plus qualifiés. Ces conséquences sont bien documentées. L’organisation de consommateurs UFC-Que Choisir a recensé par exemple une augmentation de 150% des litiges entre acheteurs et promoteurs à cause de malfaçons entre 2010 et 2015. Pour la seule année dernière, l’augmentation était de 84%. 80% des acheteurs constatent dans le mois suivant la livraison en moyenne une quinzaine de réserves sérieuses et avérées sur leur bien. On voit d’ailleurs une explosion des coûts des assurances. En 2016, les assurances chargées de couvrir les risques de malfaçons dans le bâtiment ont versé 735 millions d’euros d’indemnités. Soit le double de ce qu’elles versaient en 2007. Cette chute dans la qualité du travail livré finit évidemment par se répercuter sur le constructeur. D’abord, l’explosion du coût des assurances les touche forcément. Ensuite, cette épidémie de malfaçons se traduit aussi par une judiciarisation grandissante. Ils sont donc obligés d’engager des frais de plus en plus importants dans ce domaine. Cet aspect des coûts n’est pas le seul paramètre négatif résultant de cette chaîne de la baisse de qualification en raison de la cascade de sous-traitance et de salaires de plus en plus bas. Il faut aussi compter avec l’ambiance que créé le travail mal fait et l’habitude qui s’en prend parmi les équipes. Ambiance délétère dans la durée qui pèse sur la façon de vivre et de penser son travail et sa responsabilité individuelle dans la réussite d’un projet concret.
Les grandes entreprises du bâtiment finissent donc elles aussi par être victimes du système de la sous-traitance et de la précarité qu’il entraîne. Mais comment inverser la tendance sans intervention de l’État ? La pente naturelle pour des acteurs privés soumis à la concurrence est de réagir en demandant à leurs sous-traitants de réduire encore leurs coûts. Cela revient à aggraver le problème. Il faut donc que la loi intervienne pour limiter la sous-traitance et imposer la responsabilité des donneurs d’ordres. C’est justement ce que propose la France insoumise et son programme L’Avenir en Commun. Nous voulons créer une responsabilité juridique, sociale et écologique des donneurs d’ordres sur leurs sous-traitants. C’est une façon d’empêcher l’externalisation des coûts, néfastes pour tous à moyen terme. Cela permettra une stabilisation des travailleurs, une élévation de leur condition sociale, puissant incitatif pour l’élévation de leur niveau de qualification. Je voudrais que le raisonnement que je viens de présenter soit pris pour ce qu’il est : une observation réaliste des conditions à remplir pour obtenir un travail de qualité et la réussite d’un projet. Il s’agit de comprendre comment s’opère la déqualification d’un travail qualifié sous la pression des conditions sociale de sa réalisation.
Je vais reprendre à présent la question de la qualification du travail et de l’évolution de son contenu pour répondre aux défis que notre programme soulève. Car la qualification est bel et bien l’enjeu pour la filière de la construction. Le défi que nous lui fixerons si nous arrivons au pouvoir est celui de la transition écologique. Les chercheurs du GIEC nous disent que nous avons 12 ans pour réaliser les bifurcations nécessaires afin d’endiguer le changement climatique. Le bâtiment est un secteur clé pour réussir cette transition. En effet, les bâtiments représentent 27% de nos émissions de gaz à effet de serre. Il y a 7 millions de logements passoires thermiques dans le pays. L’Avenir en Commun fixait des objectifs élevés. Par exemple en matière de rénovations : 700 000 logements chaque année. Peut-être faudra-t-il accélérer encore le rythme étant donné la progression de l’urgence. En plus, nous avons l’ambition de faire sortir de terre 200 000 HLM par an. Étant évidemment entendu que ces logements sociaux devront être à la pointe en matière de normes énergétiques. C’est donc un surcroît d’activité considérable pour le secteur du bâtiment. Lorsqu’un gouvernement insoumis adviendra, la crainte évoquée par Martin Bouygues dans sa tribune se réalisera rapidement : le travail qualifié disponible ne sera pas assez important pour répondre aux besoins.
Le défi sera alors celui de la qualification de centaines de milliers de travailleurs aux nouvelles exigences de la construction. Cela concerne les métiers en amont du chantier, architectes, ingénieurs de bureaux d’études, comme ceux sur le chantier, qu’il s’agisse d’exécution – maçons, charpentiers, plombiers, peintres, couvreurs ou électriciens – ou d’encadrement, comme les contremaîtres et les chefs de chantier. Il s’agit d’intégrer à la qualification des uns et des autres la connaissance de matériaux biosourcés performants du point de vue écologique ou celle d’équipements techniques comme les pompes à chaleur ou les chaudières à condensation. Un rapport confié à l’ancienne présidente du Medef publié en février dernier fait le point sur les besoins. Il insiste sur la nécessité d’intégrer à la formation des différents métiers du secteur des savoirs globaux et transversaux sur la performance énergétique d’un bâtiment. Les tâches spécifiques de la transition énergétique dans le secteur exigent d’après ce rapport une connaissance théorique sur l’isolation thermique des bâtiments de la part de tous les métiers.
L’acquisition de tels savoirs est le rôle par excellence de l’Éducation nationale. La formation professionnelle initiale gérée par le secteur privé ou les écoles d’entreprises ont une tendance naturelle à apprendre des gestes techniques limités, sans le savoir théorique qui s’y rapporte. De manière générale, la coordination entre formation initiale et continue et objectifs de long terme exige la centralité d’un État planificateur. Il est également le seul à pouvoir mettre sur la table les sommes nécessaires que le secteur privé n’engagera jamais, addict qu’il est aux rendements financiers élevés et rapidement acquis. Avec un cap de fixé, des investissements assurés et la qualification des travailleurs prise en charge, le secteur privé bénéficierait d’un environnement stable et sûr pour développer son activité. Pour cela, il pourrait garantir aux travailleurs le niveau de stabilité et de salaire inscrits dans L’Avenir en Commun. Tel est le cercle vertueux économique que vise la planification écologique et la mise en œuvre de la règle verte. Je pense qu’à côté du débat idéologique et philosophique que notre époque oblige à mener il y a aussi un débat concret sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre nos objectifs. Dans ce débat, il y a place pour des convergences pratiques qui n’ont pas besoin de devenir des convergences politiques pour être utiles.