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Le mercredi 12 juin 2019, Jean-Luc Mélenchon répondait au discours de politique générale d’Édouard Philippe depuis la tribune de l’Assemblée nationale. Voici la retranscription de son intervention :
Monsieur le Premier ministre,
Je n’ai que 10 minutes et personne n’aura eu le temps de démêler le pesant catalogue que vous nous avez présenté tout à l’heure. Je vais donc à l’essentiel.
Vous venez à l’Assemblée nationale pour nous demander de vous appuyer pour commencer une nouvelle étape de votre politique après les élections européennes.
Les députés de « la France insoumise » s’y opposeront.
Ici, par nos votes.
Hors de ces murs, par les moyens pacifiques de l’action citoyenne. Comme nous le faisons avec l’appel à référendum contre votre privatisation d’Aéroports de Paris.
Notre désaccord n’est pas ponctuel, vous le savez bien. Il est global.
Il est global. Il implique deux visions du monde. Un peu comme cette cinquième République qui est la vôtre – et qui est la monarchie présidentielle, à nos yeux, partout – et cette sixième république dont nous nous réclamons et qui est la démocratie partout.
Monsieur le Premier ministre, ce n’est pas votre personne qui est visée. Vous êtes un adversaire respecté. C’est la pratique libérale autoritaire de votre gouvernement que nous rejetons. Celle de l’instrumentalisation de la justice et de la police contre les oppositions de toutes natures.
C’est la société d’extension des inégalités que vous développez, c’est le monde de l’irresponsabilité écologique que vous incarnez à nos yeux, parce que vous êtes absolument et aveuglement hostile à toute planification écologique. C’est normal, puisque vous êtes un inconditionnel de la concurrence « libre et non faussée ».
Compte tenu de notre résultat électoral, je suis parfaitement conscient de la difficulté de notre situation pour mener le combat. Le rapport de force est lourdement défavorable pour nous. Il l’est ici en France, face à vous et à l’extrême droite. Mais il l’est hélas aussi dans l’ensemble de l’Union européenne.
Certes, les députés insoumis sont désormais six à Strasbourg alors qu’ils n’étaient que deux. Mais notre groupe transnational a perdu dix sièges. Nous sommes rayés de la carte dans plusieurs pays.
La suite du combat s’annonce donc pour nous dans des conditions très dures. Nous les assumerons.
Mais n’allez pas croire pour autant que tout vous soit permis de ce seul fait, Monsieur le Premier ministre.
Car je vois bien que vous n’êtes guère encouragé à la lucidité. En effet, j’ai noté que dans notre pays, pour une certaine presse, quand les opposants ne gagnent pas une élection ils devraient démissionner ; mais si c’est le pouvoir qui est dans ce cas, aucun des mêmes ne le suggère.
Monsieur le Premier ministre, savez-vous que vous avez, vous aussi, perdu l’élection ?
Je vois bien que non.
Hier, vous avez rappelé que je comptais sur l’élection européenne comme sur un référendum contre votre politique. Mais c’est bien vrai ! Et c’est bien ce qui s’est passé.
Oui, c’était un référendum ! Et vous l’avez perdu.
80% des bulletins de vote se sont portés sur des listes qui vous étaient ouvertement opposées. 90 % des inscrits vous ont refusé leur appui.
Ce n’est pas tout.
Vous aviez lancé un défi solennel à l’extrême droite et le Président de la République avait dit que si jamais il venait à perdre, il y aurait de lourdes conséquences. Et vous l’avez perdu.
Pourtant, vous voulez faire comme si de rien n’était.
Vous pensez gouverner contre tout le monde avec 20% des suffrages exprimés et 10% des inscrits ! Et cela pour continuer à tout détruire de l’État social et républicain lentement construit par les générations précédentes.
Dès lors, toute votre politique est un passage en force contre le pays.
Où est la République dans cette méthode ? Où est la démocratie ? Où est la souveraineté du peuple ?
Ne m’objectez pas notre propre faiblesse actuelle !
On est légitime à tout remettre en cause si c’est la loi de sa seule conscience et qu’on en assume les conséquences. C’est la leçon que nous a laissée Antigone de Sophocle.
Mais pour le reste, on ne peut gouverner tout le monde qu’à la condition d’avoir une majorité populaire pour le faire. Ce n’est pas une affaire individuelle et le statut de l’opposant et celui du gouvernant n’ont rien à voir.
Vous pouvez croire le contraire, pendant ce temps la France poursuit donc son ébullition. C’est ce que montrent, par exemple – je dis bien « par exemple » – ces 45 services d’urgences en grève dans les hôpitaux, ou ces centaines d’établissements scolaires en lutte contre la réforme Blanquer.
Dans sa profondeur, la vérité qui nous accable tous est la suivante : le pays ne se sent représenté politiquement par personne.
Pourtant, il existe un programme populaire partagé à cette heure et qui tient en deux lignes : vivre décemment dans un monde débarrassé de la compétition de chacun contre tous et du saccage de la nature.
Fédérer les classes populaires et les classes moyennes sur ce programme d’avenir en commun, voilà notre objectif face à vous. Voilà où nous venons d’échouer, pour l’instant.
Pour l’instant !
Car, quels que soient les résultats électoraux, un démocrate et un républicain, qui plus est un militant de la révolution citoyenne, doit choisir le lendemain : lutter contre le rouleau compresseur de ce monde de violences écologiques et sociales ou céder.
Nous ne céderons pas. Quoiqu’il arrive. Nous ne céderons pas.
Non pour nous, si mal récompensés de nos dévouements !
Non pour nous, mais pour les 9 millions de pauvres du pays, pour cet enfant sur 5 qui vit dans la pauvreté, pour les quatre millions de mal logés, pour les six cents morts annuels sur leurs postes de travail, les 2000 décès dans la rue, pour les 5 millions de personnes qui ont recours à l’aide alimentaire, pour les 30% des Français qui renoncent à des soins pour des raisons financières.
Notre patrie restera les humiliés et les opprimés.
Non pour nous, mais pour le changement radical dans la façon de produire, d’échanger, de consommer qui la condition de notre survie collective.
Bref, non pour une étiquette politique mais pour le monde que nous voulons faire naître, en dépit de vous et contre vous.
Il le faut – ne rien céder et vous combattre – car vous non plus vous ne cédez rien.
Et sous prétexte d’acte 2, on y voit comme un bégaiement de l’acte 1.
Et vous êtes le danger. Le Président vient de déclarer qu’il se soucierait désormais davantage de la part humaine des problèmes qu’il traite.
Quel cynisme ! Alors même que vous allez détruire le système de retraite par répartition et pousser l’âge de la retraite à taux plein à 64 ans ! Vous vous préoccupez de l’Humain ?
Cela au moment où vous vous apprêtez à réduire de nouveau les droits et les indemnisations des chômeurs, comme si les chômeurs étaient responsables du chômage.
Cela au moment où tous les tarifs de l’accès aux réseaux explosent !
Certes, une rude saison commence pour nous. Certes.
Mais l’histoire accélère ses développements sur le vieux continent et elle nous remplit d’espoir pour les opportunités qu’elle nous offre.
La désagrégation commencée avec le Brexit, les délires guerriers de l’OTAN, les brigandages de la mondialisation, le court délai avant le déclenchement de la crise climatique… Tout conduit à un moment agité de l’histoire de la civilisation humaine et notamment sur le vieux continent habitué aux grands tumultes.
C’est le moment où, paraît-il, vous proposeriez la chancelière Merkel comme présidente la Commission européenne !
Quelle est cette folie ?
Pourquoi n’avez-vous pas dit pendant les élections que voter pour vous c’était voter pour la droite allemande à la tête de l’Europe ?
Quel que soit votre discours aujourd’hui, demain la France sera mise en laisse de plus court encore si c’est Madame Merkel qui la tient depuis Bruxelles.
C’est-à-dire que nous serons davantage encore traités comme le sont les Allemands. Davantage de pauvreté, d’inégalités, de pesticides et d’alignement sur l’OTAN. Moins de solidarité dans nos nations et entre elles, moins de souveraineté du peuple.
J’achève.
Vous combattre c’est faire notre devoir.
En vain, espérerait-on autre chose de nous et de moi en particulier
Vous combattre, c’est assumer la responsabilité de l’engagement qui nous fonde dans le long fil de l’Histoire qui unit les morts aux vivants jusqu’à cet instant.
C’est maintenir ouverte la voie d’une alternative. Un autre futur doit rester possible. Quel autre choix aurait un sens pour une opposition comme la nôtre ?
J’en reste, Monsieur le Premier ministre, décidément à Camus.
Il demande « d’imaginer Sisyphe heureux. »
Vous vous doutez que c’est plus facile dans le haut de la côte que dans le bas. Mais il faut l’imaginer heureux. Mais on ne comprend pas comment Sisyphe y parvient si l’on ne se souvient que pour lui, selon les mots du philosophe, « la lutte pour les sommets suffit à remplir le cœur d’un homme » et il ne s’agit pas là de crapahutages politiciens.
La grandeur de la République et celle de la France sont au prix que je viens de dire. Il lui faut cette opposition puissante, opiniâtre, inlassable sans quoi elle n’est plus elle-même.
Et cette exigence vaut pour chacun d’entre nous. Pour chaque Français, c’est la condition de la grandeur de la patrie.