Comme on le sait, j’ai dû profondément modifier mon emploi du temps après qu’a été confirmée la possibilité de ma visite à Lula dans sa prison au Brésil le 5 septembre prochain. Pour éviter d’excessifs aller-retour avec la France dès lors que je me trouvais déjà au Mexique, j’ai dû renoncer à ma participation aux Amphis d’été de la France Insoumise et rester en Amérique. Je m’amuse des interprétations des politologues de café du commerce qui en ont déduit de tortueuses constructions stratégiques de ma part. Mais je déplore ceux des commentaires sarcastiques qui, croyant m’atteindre, ont répandu des expressions de l’arrogance et du mépris ordinaire de certains éditorialistes pour les peuples de l’Amérique du sud. Je le regrette non pour moi, mais parce que les Mexicains qui les ont lus en ont été consterné pensant que l’esprit français valait mieux que ces tristes pitreries.
Dans l’immédiat, j’ai donc réorganisé tout mon emploi du temps de cette fin de mois d’août. Le 21 août, nous avons appris par décret du président qu’une nouvelle session extraordinaire du Parlement est convoquée. Je dois donc être de retour pour le 10 septembre. Au demeurant un procès politique/spectacle m’attend le 19 et 20 septembre. Après ma condamnation, je serai sans doute moins libre d’aller et venir.
Dans cette période qui précède la session parlementaire extraordinaire, je me concentre donc sur les étapes du voyage que j’entreprends pour aller et revenir de la prison de Lula. Je fais escale en Argentine et je fais le saut à travers le Rio de la Plata pour aller en Uruguay. Dans les deux pays, une campagne présidentielle bat son plein et nos chances de les gagner sont très bonnes. Je vais donc compléter ma moisson d’informations et d’apprentissages.
Une fois de plus, je voudrais rappeler les raisons de mon appétit pour comprendre ce qui se passe entre Terre-Neuve et Terre-de-Feu. Selon moi, l’étude des processus politiques en cours en Amérique du sud, et désormais aussi au nord, est essentielle. Il s’agit de comprendre comment se déroulent les révolutions citoyennes quand elles rejettent les politiques néo-libérales de notre époque. En effet c’est sur ce continent, et désormais au nord comme au sud, que se joue, concrètement et prochainement, une opportunité de renversement du cours de l’histoire et de mettre fin à la séquence ouverte par Reagan et Thatcher. C’est sur ce continent et sur celui-ci seulement que les mobilisations contre les gouvernements néo-libéraux ont connu des débouchés politiques en combinant des succès électoraux et des mouvements sociaux.
L’Europe fonctionne, pour l’instant, comme un miroir inversé de ces processus. En Amérique du sud, le point de départ est la sortie des dictatures et le point d’arrivée un dégagisme appelant au pouvoir notre famille politique. En Europe, nous avons connu une conjonction inverse. Le point de départ est l’effondrement de la social-démocratie dans le néo-libéralisme d’un côté et, de l’autre, celui du Communisme d’État. Partout les politiques néo-libérales peuvent compter soit sur la disparition pure et simple de la vielle gauche, qu’elles ont souvent absorbée, soit sur une fragmentation sociale incapable de produire un point de vue politique fédérateur. Partout le racisme, le communautarisme et les méthodes autoritaires se superposent. Ils forment alors un tourbillon destructeur des solidarités qui maillent une société comme des droits et libertés publiques qui la structurent.
Nous en sommes là. Pour l’instant. Mais à la veille d’une crise financière mondiale majeure et dans le déploiement des effets de la catastrophe écologique, les secousses à venir seront nécessairement refondatrices. Le spectacle du G7 étalant une impuissance auto-satisfaite atteste d’une réalité nouvelle désormais bien enkystée. « Ils » ne savent plus quoi faire à part essayer de continuer ce qu’ils ont déjà fait, alors même que c’est cela qui nous a amené au bord de l’abîme ou nos sociétés se trouvent. L’amorce de la guerre commerciale et des prophéties auto-réalisatrices de récession semblent accélérer la déroute. Savoir identifier le moment en cours comme celui de cette tempête en préparation et préparer sérieusement les alternatives, cela ne se règle pas autrement que par l’étude et l’expérimentation. Je vais donc mon chemin, en passant par l’Argentine où est né politiquement le dégagisme sous le slogan « que se vayan todos » : « qu’ils s’en aillent tous ». Et où un nouvel épisode de chaos financier est déjà installé dans le paysage en même temps que l’annonce imprévue d’une certitude de victoire électorale pour l’équipe Fernandez-Kirchner du fait de la déroute de l’économie argentine sous la direction du président Macri.
Ce matin je vois le jour se lever sur le rio de la Plata. Je le traverse en direction de Montevideo dans le « buquebus » qui relie l’Argentine à l’Uruguay. Il y en a pour trois heures à bon régime de ce bateau-bus qui tourne au gaz. Jusqu’à l’horizon c’est l’eau encore et toujours.
Les Espagnols hésitèrent en arrivant. Était-ce la mer ? Non puisque l’eau était douce. Ce ne pouvait être un fleuve puisque c’était si étendu. Ils nommèrent donc cet endroit « la mer douce », en attendant mieux. Impossible d’oublier les premiers espagnols arrivant dans leurs trois bateaux. Les indiens Charuas massacrèrent tout l’équipage du premier arrivé. Sauf un mousse. Les deux autres navires s’enfuirent. Le mousse survivant est le héros d’une nouvelle de Juan José Saer, L’Ancêtre, récit allégorique dont le souvenir ne m’a jamais quitté depuis que je l’ai lu et offert tant de fois. C’est pour moi un de ces repères de vie dans ma condition d’homme, et pour mieux dire d’homme de passage, partout où j’ai été et où je suis. Et cela parce que j’ai toujours clairement ressenti la force de l’incertitude dans la réalité que je traversais. J’ai écrit « homme » volontairement. Pour moi, en miroir des particularités de la condition des femmes, celle des hommes en comporte d’aucunes toujours tues par eux et masquées par les grossières assignations du virilisme ordinaire.
À Montevideo, je vais retrouver Pepe Mujica, l’ancien président à qui je suis lié par un lien d’amitié personnelle de longue main. Pepe est un géant dans la condition humaine. Non par son engagement politique, non par les œuvres de sa présidence, mais par le fait qu’il atteste du prix de l’expérience d’une vie pour se repenser soi-même et penser le monde. Pepe fut guerillero Tupamaros dans les années 70. À l’inverse des provocateurs (et agents doubles) que l’on a vu sévir en Argentine dans certaines fractions violentes, il a fait de longue date un bilan public de l’impasse auxquelles conduisent les stratégies de violences armées. Il n’a jamais plaidé le droit à l’oubli, cette ultime dérobade de la génération perdue dans ces pratiques. Mais je m’oublie. Mujica a encore trois balles dans le corps car ces trois-là n’ont pu lui être extraites au contraires des neufs autres qu’il a reçu en même temps. Mujica a passé trois ans au fond d’un puit après que les militaires l’ont capturé sous leur dictature. Comme quelques autres. Mais il est des deux seuls qui en sortirent encore sains d’esprit.
C’est de la force de cette capacité de résistance dont je cherche à m’imprégner chaque fois que nos chemins se croisent. Car je crois que c’est en elle que se trouve le ressort d’humanité qui fait de Pepe Mujica aujourd’hui cette sorte de poète politique. Et c’est en l’écoutant et en le voyant faire, il y a de cela plusieurs années que je jetais à mon tour l’uniforme des guerriers en politique et entrais dans le registre des poèmes lus sur les tribunes et du lyrisme assumé en politique, par amour de la vie elle-même. Si le but de toute politique est le bonheur, alors commençons tout de suite ce qui peut s’en approcher.
Avant de me rendre auprès de Lula dans sa prison, je poserai donc mes bagages en Argentine du 2 au 4. C’est pour moi un pays particulier. La seule décoration que j’ai acceptée de ma vie est celle qui m’a été décernée en 1988 par le président argentin Raul Alfonsin, celui qui a rétabli les libertés démocratiques dans son pays. Il m’a fait l’honneur de me remettre la médaille de l’ordre du mérite qui atteste de mon engagement personnel dans la lutte contre la terrible dictature des généraux Videla, Viola et quelques autres. Entre 1976 et 1981, ces brutes ont persécuté de manière barbare leur peuple, avec l’appui actif des États-Unis, organisateur in fine du « plan Condor », programme transfrontalier d’extermination des militants anti-fascistes sur ce continent. Pendant ces années, j’ai participé, à mon niveau, aux campagnes pour aider des militants de l’opposition à échapper à la prison, ou aux meurtres. Trente mille personnes ont été assassinées en Argentine. Ainsi me suis-je lié pour la première fois aux Argentins. J’ai donc appris avec émotion qu’une prestigieuse université de ce pays voulait faire de moi un docteur honoris causa. Je recevrai ce titre avec une totale gratitude. D’autant que cette université doit sa réputation notamment à ses travaux en sciences sociales et relations internationales.
Mais ce n’est pas la seule raison de mon passage. L’Argentine va connaître le 27 octobre prochain des élections présidentielles. La campagne électorale bat son plein. Le résultat de ce scrutin sera crucial pour notre famille et pour l’Amérique. Il pourrait marquer, plus d’un an après l’éclatante victoire d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique, la confirmation du retour de la vague démocratique en Amérique latine. En effet, la défaite, à l’élection précédente, en 2015, du camp Kirchner avait été interprétée comme un point de bascule dans le retour annoncé des droites au pouvoir sur ce continent. La parenthèse des années 2000 et ses gouvernements populaires dans tant de pays serait refermée.
Cette fois, Cristina Kirchner, la présidente de 2007 à 2015, est de retour. Elle se présente au poste de vice-présidente d’Alberto Fernandez, ancien conseiller du président Nestor Kirchner. Et c’est plutôt bien parti pour le tandem : lors des « élections primaires » du 11 août, sorte de répétition générale des élections, il devance le président sortant de 15 points, à 47% contre 32% alors que les sondages donnait les deux camps au coude-à-coude. Cette avance, cet impact, c’est la réponse du peuple à la politique macroniste du Président argentin Mauricio Macri. Car la situation sur place est désastreuse. Le gouvernement Macri a mis le pays au pillage et l’économie argentine est en cours d’effondrement une fois de plus. L’inflation bat des records, les caisses se vident, la monnaie fond. Évidemment, on en n’entend pas beaucoup parler de notre côté de l’Atlantique.
L’Argentine est donc de nouveau un chaudron et une fois de plus la ruine est venue des libéraux. Ce n’est vraiment pas une bonne nouvelle. Il va falloir gouverner en pleine crise financière et en totale débandade économique. Et de toutes façons, la base de départ avant la crise actuelle était déjà particulièrement mauvaise. Car le président Mauricio Macri a incarné le pire du néolibéralisme : l’alignement complet sur les intérêts de la finance internationale, la soumission aux États-Unis, la dérive autoritaire contre les mouvements sociaux et l’opposition. Une sorte de clone de Macron de l’autre côté de l’Atlantique. À moins que ce ne soit Macron qui soit le clone de Macri. Ces gens-là sont interchangeables. Ils appliquent partout la même politique avec les mêmes mots, le même uniforme de glauque modernité jeuniste et la même désinvolture à propos des calamités qu’ils déclenchent.
Depuis son accession au pouvoir, Mauricio Macri s’est employé à défaire les politiques sociales mises en places par les Kirchner dans les années où ils ont gouverné, entre 2003 et 2015. Le résultat du retour des néo-libéraux fut terrible pour le peuple. C’est l’augmentation des coûts de l’eau, du gaz et de l’électricité de 1 000% et du transport en commun de 500%. Alors que ses prédécesseurs avaient chassé du pays le FMI et réussi à renégocier la dette de leur État, Macri a provoqué le retour de l’institution honnie en 2018. Immédiatement, l’Argentine s’est vue imposer une nouvelle et terrible cure d’austérité. La pauvreté a explosé : un tiers de la population ! Le chômage a augmenté de 40% et l’inflation atteint les 60% sur une année. Pour couronner le tout, Macri est fortement soupçonné de corruption. Il a de notoriété publique favorisé des entreprises dans lesquelles sont impliqués des membres de sa famille et son nom apparaît en toutes lettres dans les listing des Panama Papers.
Mais lui n’est pas inquiété par la justice de son pays bien sûr. Non, celle-ci est concentrée à persécuter Cristina Kirchner qui doit se débattre avec des accusations rocambolesque de corruption. Pour l’abattre, le système tente la même méthode qui a conduit Lula en prison, Correa à l’exil, et nous en procès à Bobigny : le lawfare. Son premier procès s’est ouvert en mai dernier et il patine. L’instruction a été bâclée pour que le spectacle du procès corresponde à la campagne électorale. Mais du coup, les argumentaires de l’accusation sont bancals et ça se voit. Tous les épisodes de ce feuilleton, largement alimenté par les médias acquis à la cause de Macri et des milliardaires qui les possèdent, sont plus ridicules les uns que les autres. Ainsi, quand sa maison a été perquisitionnée, elle aussi, la police a cherché partout l’argent qu’elle aurait caché. Jusqu’à percer les murs. En vain. Kirchner n’a pas volé.
Au contraire, comme présidente, elle a beaucoup redistribué. Sous son mandat, 1,8 millions d’Argentins sont sortis de la pauvreté. Elle a créé des aides sociales, développé les services publics, augmenté les salaires, nationalisé le système de retraites par capitalisation. C’est pour ne jamais avoir à revivre ça que l’oligarchie a déchaîné la persécution judiciaire contre elle. Sa victoire le 27 octobre prochain, serait une première défaite pour le lawfare.
Je vais donc aller chercher auprès de Cristina Kirchner des enseignements à propos de ce retour en force. Je la connais depuis de longues années. Elle a été victime de campagnes de dénigrement grossières et parfois obscènes dans la presse de son pays qui compte dans ses rangs les pires caricatures de ce que nous souffrons déjà chez nous. D’ailleurs, quelques personnages troubles ont été les relais dans la presse en France des pires calomnies qui l’ont accablée Christina Kirchner. À la mort de son époux, alors président en exercice, un rubricard du Monde écrivit sur son blog : « lui a de la chance il est mort. Elle en aura moins car elle devra répondre devant la justice de leur corruption ». Huit ans de persécutions plus tard, l’identité des corrompus est devenue plus claire.