À l’assemblée nationale, les députés insoumis, sont profondément conscients du fait que le débat sur la PMA n’est pas strictement politique. Bien sûr, il le devient par la force des choses, puisque c’est une assemblée politique qui va délibérer et décider. Mais c’est d’abord un débat philosophique.
Les députés hostiles au texte ont souvent présenté leur hostilité au projet comme une volonté de « protéger l’enfant ». Mais de quoi ? De l’absence de référence à un père ! C’est un préjugé : la filiation n’a jamais été autre chose qu’un fait social et culturel. C’est un homme qui vous parle : la paternité a toujours été une présomption. Les hommes s’en sont assurés par des moyens de contrôle du corps des femmes qui ont brutalisé la condition féminine pendant des siècles. Jusqu’à ce que la science prétende pouvoir affirmer qu’une preuve définitive de la paternité pouvait être établie. Et du coup, c’est comme si tout tenait à cette « vérité biologique ». Puisqu’on peut prouver qui est le père avec certitude, c’est donc que la paternité elle-même est une vérité biologique.
C’est d’ailleurs l’argument de Mme Le Pen pour condamner un nouveau système de filiation dont le géniteur biologique serait absent. Mais en dépit des apparences les plus fortes, il n’y a pas de vérité biologique dans la filiation. Bien sûr, il faut un mélange de deux personnes pour obtenir un être humain. Mais cela ne crée pas de vérité à propos de la filiation. Le rapport entre parents et enfants est un rapport social. Il change avec le temps, le lieux, les circonstances.
La seule chose dont nous soyons sûrs et certains sur le plan biologique, à propos de la protection de l’enfant, c’est que, faute d’amour, il dépérira. Cette réalité ne vient pas seulement d’intuitions romanesques ou de rapport culturel à l’enfant. C’est une certitude scientifique : les enfants privés d’amour sont entravés dans leur développement, ils se développent moins et mal. Mais quelle loi obligera tous les parents à donner de l’amour a leurs enfants ? Cela n’est pas possible ! Tout ce que nous pouvons faire, c’est empêcher les ravages de la cruauté. Nous savons tous qu’il existe des familles biologiques avec un père et une mère qui sont des bourreaux d’enfants, tandis que d’autres familles composées d’un seul parent ou de deux parents du même sexe sont, à l’inverse, des nids d’amour.
Contrairement à ce que racontent certains partisans du transhumanisme, l’humanisme ne vise pas du tout à dépasser la limite physique de l’humain. Rappelez-vous la légende : après avoir distribué des dons à tous les animaux, Épiméthée s’aperçoit qu’il a oublié l’homme. Arrive alors Prométhée, qui donne à l’être humain le savoir, lui permettant de devenir l’auteur conscient de son existence. Nous ne sommes pas sortis de cela : l’être humain est perfectible. Qu’allons-nous donc perfectionner en nous ? Aujourd’hui avec cette loi, nous affirmons que la filiation n’est rien d’autre qu’un acte d’amour des parents en direction d’une petite personne sur le développement de laquelle il veille.
Je suis d’accord avec Mme Le Pen sur un point : le sujet dont nous discutons n’est pas à proprement parler un sujet de bioéthique. Je l’assume : nous opérons une révolution des règles de la filiation. Elle proclame que le patriarcat est fini. Nous abolissons le principe selon lequel les hommes seraient propriétaires du corps des femmes ou de leurs enfants, qui a, comme je l’ai dit, prévalu pendant des millénaires. Ce qui est vrai, ce n’est pas ce qui procède du biologique, mais ce qui vient du fait social et culturel dans lequel nous vivons et qui s’impose à nous. C’est-à-dire de ce dont nous sommes capables de définir la charge et d’en délibérer collectivement.
Ce débat nous invite donc à un beau moment de progrès de la raison humaine. Que la filiation soit un fait culturel et social nous libère de l’entrave qu’aurait constituée l’existence d’une vérité biologique. Mme Le Pen a dit que c’était une question angoissante : « Qui suis-je ? » Son opinion est très cohérente, je lui réponds que « je » n’est pas le résultat d’une histoire antérieure à l’existence de chacun. Comment imaginer que l’identité d’un être précède son existence, autrement dit qu’elle réside dans l’identité de son père et de sa mère. La réalité d’un être surgira toujours de son existence propre. Et le passé que nous agrégeons par la connaissance que nous en avons sera lui aussi retravaillé par la lumière du présent que chacun affronte et qui le transforme. Le processus de construction du jeune être humain est un processus de culture cumulative – point final.
À la question « qui suis-je ? », on ne peut pas trouver de réponse dans le passé. L’humanisme proclame que la réponse est dans le futur, dans ce que je ferai, dans mes œuvres, dans ma contribution au bonheur des autres, au travail commun, à ce qui améliorera l’humanité. J’admets que ce soit un préjugé. Qu’est-ce qui ne l’est pas dans ce domaine ? Mais je voudrais en souligner la splendeur. Nous n’avons pas à nous excuser – du reste, nous ne voulons pas le faire – de dire qu’il est grand et magnifique de se construire par le futur que nous souhaitons. Et au cas particulier de cette loi d’accepter la filiation comme un résultat de notre volonté, de notre culture, et non d’un improbable état de nature. Nous n’avons pas à en protéger qui que ce soit. Au contraire, nous invitons nos enfants à en assumer toute la grandeur.
Oui, c’est la fin du patriarcat. Des femmes mettront des enfants au monde sans l’autorisation ni la volonté des hommes. Pour ma part je me suis toujours opposé à ce qu’on proclame d’une façon ou d’une autre une vérité biologique à propos de l’être humain. J’ai protesté de toutes mes forces contre la possibilité qu’une femme ayant accouché sous X soit tenue de répondre, quarante ans après, à quelqu’un qui viendrait lui demander si elle assume l’acte qu’elle a posé. Pour la première fois, vous prétendez soumettre les hommes à une telle exigence. Je suis contre ! Ce serait une façon de faire revenir la thèse d’une vérité biologique dans la parenté là où il n’y a qu’une vérité sociale et culturelle provisoire dans le temps.
J’admets que dans l’idée de la parenté « l’évidence » plaide pour affirmer qu’il y a un père et une mère, personnages à la fois biologiques et sociaux. Nous sommes les héritiers d’une longue tradition dans ce domaine. Pour autant, si nous examinons cette situation, devons-nous conclure à son caractère indépassable ? C’est tout le sujet. C’est la question même du progrès – je ne parle pas du progrès matériel ou du progrès technique, qui sont d’un autre ordre, quoiqu’ils viennent souvent bousculer notre perception du progrès humain.
Ce progrès humain existe bel et bien. Son existence se mesure à l’évolution des lois – qui sont parfois régressives et parfois progressistes. Et, en la matière, que de chemin parcouru ! Même si elle est aujourd’hui remise en cause, la règle de la présomption de paternité consacrée par l’état civil napoléonien était simple : lorsque votre épouse donne naissance à un enfant, c’est le vôtre. C’est votre épouse, c’est donc votre enfant ! Disons que c’est un credo socialement stabilisateur. Les remises en cause au nom de la vérification génétique apportent-elles quoi que ce soit d’utile ? À mon avis non. C’est même le contraire ! le seul fait que j’en parle montre qu’il peut y avoir débat et que la vérité biologique est un fait daté au moins par le fait qu’on puisse l’établir par la science.
Je peux prendre un exemple plus évidemment lié aux conditions culturelles d’une époque. Dans la Rome antique, le pater familias avait le choix de façon bien autrement radicale: il pouvait prendre le nouveau-né dans ses bras et prononcer la formule sacrée « c’est à moi ! », et c’était alors son enfant. Mais il pouvait tout aussi légalement le mettre à la poubelle. Personne ne se souciait de la vérité biologique que constituait la femme qui l’avait bel et bien mis au monde.
Laissant de côté l’aspect biologique, nombreux sont ceux qui ont rappelé la nécessité d’une présence masculine dans la vie et la construction de la psyché des enfants. Ce n’est pas un homme qui dira que cela n’a aucune sorte d’importance ! Je suis moi-même père et grand-père et je crois jouer un rôle dans cette filiation. À vrai dire, j’ai fait ce que j’ai pu, comme beaucoup d’entre nous. Il reste que je veux récuser l’argument selon lequel la situation prévue par la nouvelle règle de filiation exclurait la présence des hommes. Ce sera certes le cas du père, y compris de manière formelle pour l’état civil. Mais ce ne sera pas pour autant une exclusion des hommes. Car celles qui forment un couple de femmes ont des frères, des pères, et peut-être parfois déjà des fils. Des hommes seront donc bien présents à l’avenir autant qu’aujourd’hui dans la vie de ces enfants. Les hommes, tels qu’ils sont.
Mais bien malin qui peut dire ce qu’est « être un homme ». Parce que ça change aussi d’une génération à l’autre : le genre masculin est aussi une construction culturelle et sociale. J’ai souvent eu l’impression qu’on le présentait comme une essence. Or, ce n’est pas du tout le cas ! On évoque souvent la dictature des modèles culturels sur les femmes, mais l’équivalent existe pour les hommes. Les hommes doivent être comme cela, se comporter de telle manière ou de telle autre. Et cela change d’une génération à l’autre. Une seule de mes collègues de la nouvelle génération éduquerait-elle aujourd’hui son fils en lui donnant une gifle parce qu’il a les larmes aux yeux ? Lui dirait-elle : « Tu n’es pas une femme ; au moins maintenant, tu sais pourquoi tu pleures ! ». Dans ma génération, c’était courant. Quand on était un garçon, on ne devait pas pleurer. Du coup, nous gardions nos sentiments pour nous. On nous apprenait cela : nous étions dressés pour cela… Le genre masculin est une construction, comme le genre féminin.
On ne saurait se plaindre de l’abscence de la figure du père sans s’obliger à la définir et dans ce cas il est probable que nous ne serions pas d’accord sur ce que nous attendons de ce rôle !
Je ne l’évoque que pour montrer combien les rapports de filiation, de paternité et de maternité sont des faits sociaux et culturels. Et il faut s’en réjouir, car cela signifie qu’ils sont à portée de nos décisions collectives. La thèse de départ de l’humanisme est que les êtres humains auto-produisent ce qu’ils sont, au contraire des autres êtres vivants qui agissent par instinct et s’accomplissent par lui. Eux reproduisent un passé, nous accomplissons un futur. f