Je crois que c’est le plus long post que j’ai jamais écrit. Il fait 47 000 signes. À lire en tranche pour ne pas s’étouffer. J’ai passé un temps fou sur les deux chapitres consacrés à la révolution citoyenne dans le monde. L’un explique en général. L’autre applique la méthode au cas du Liban. Dans cette ambiance, le voyage à La Réunion de Macron montre que les braises sont bien chaudes dans notre pays. Les prochains rendez vous du 14 novembre dans la santé et du 5 décembre interprofessionnel peuvent être bien déclencheurs. Chacun doit y travailler du mieux qu’il peut. C’est ce que mijote La France Insoumise.
Décidément on avait bien choisi le nom de notre réseau pour les élections européennes. Le monde entier entre dans ce moment de l’Histoire. Les plus endurcis y succombent. Ainsi Laurent Joffrin, la plume suprême de « Libération », l’organe central de la gauche bien-pensante. Je l’aime bien. Il a la mauvaise foi bonhomme et souriante. Le voici qui découvre qu’à côté d’une « gauche » disqualifiée, surgit un nouvel acteur social : le peuple. Celui-ci porte, par millions de manifestants, des revendications qui étaient autrefois celles de la vielle gauche. L’équation politique du présent est enfin entrée à Libé ! Bienvenue au club, Laurent Joffrin !
Le peuple nouvel acteur, la gauche disqualifiée c’est le diagnostic que j’ai posé noir sur blanc il y a près de 15 ans. Puis dans le livre « Qu’ils s’en aillent tous », et enfin dans « L’Ère du peuple » (quatrième édition 2017). Et pourquoi j’ai quitté le PS et ses François Hollande en 2008, dont Joffrin était déjà un amoureux transi. Ce point de vue m’a valu, y compris par Laurent Joffrin, des tonnes de boue contre mon « populisme » réputé jumeau à celui de l’extrême droite.
En fait, oui, depuis plus de quinze ans, tous les Laurent Joffrin du monde parlent une langue morte. Et notre courant dans le monde abusivement a été ostracisé par tous ces gardiens d’un temple dont les dieux eux-mêmes s’étaient enfuis ! Puissent les survivants de ce naufrage intellectuel et moral réaliser leur devoir en mettant moins de quinze ans, cette fois-ci, pour renoncer à nous répondre « Cazeneuve » ou « Hollande-bis » quand on leur demande que faire.
Là-dessus, j’ai reçu une invitation pour une émission d’« Arrêt sur Image » dont le point de départ a été le chapitre sur les « révolutions citoyennes » publié ici même la semaine passée. Daniel Schneidermann avait organisé une discussion avec le journaliste Romaric Godin. Il commença en demandant si l’explosion sociale qui s’observe dans tant de pays en même temps est une coïncidence ou bien si elle a une racine commune.
C’est de ce plan de marche que je repars ici même. Godin a montré sans mal comment le néo libéralisme s’est discrédité en se montrant incapable de tenir ses promesses à toutes ces populations, et notamment à leurs classes moyennes, auxquelles avait été promis de rattraper le niveau de vie des pays « avancés ». Autrement dit, le mécanisme d’exploitation et d’accumulation du modèle économique dominant est le premier responsable « structurel » des frustrations et des désorganisations des réseaux collectifs qui déclenchent les mouvements populaires.
Évidemment, la théorie de « l’Ère du peuple et des révolutions citoyennes » intègre ce point de départ. Mais elle propose d’autres entrées pour décrire et prédire à propos de ces évènements. Elle consacre de ce point de vue l’autonomie des faits politiques. Elle s’attache beaucoup à la manière avec laquelle les faits se déroulent. Elle y discerne des mécanismes auto-organisateurs caractéristiques. Pour autant, elle ne s’écarte jamais de la méthode matérialiste. Notamment dans la définition du peuple et de ses motifs d’action. De tout cela, je veux donner une nouvelle démonstration écrite ici en analysant le « cas » Libanais dans un autre chapitre de ce post.
À présent, je voudrais résumer ma vision du tableau. On observe d’abord qu’il s’agit de mouvements du « peuple » tout entier et pas seulement d’une catégorie sociale ou d’une profession particulière. Dans le passé au Chili, par exemple, la grève des mineurs ou celle des camionneurs avaient été des déclencheurs historiques décisifs. En France, mai 1968 c’est d’abord 10 millions de travailleurs en grève sous la conduite de leurs syndicats. À présent, « le peuple » confirme son nouveau rôle spécifique d’acteur social et politique. C’est vrai dans tous les cas actuels. Sans exception d’un bout à l’autre de la planète. Qui est « le peuple » ? Sur le plan sociologique, il se présente comme l’addition des classes populaires et des classes moyennes, convergence détonante des sociétés contemporaines. Mais cela ne nous dit rien des conditions concrètes de l’explosion ni de son déroulement sur le terrain. C’est pourquoi je préfère partir du « comment ça se passe » pour analyser.
La phénoménologie de la révolution citoyenne est aussi instructive que les spéculations sur sa composition sociale. Elle va notamment confirmer d’autres pistes d’analyses. La dizaine d’exemples nationaux en cours ont révélé une constante. Partons donc du nouvel acteur de ces situations : le peuple.
La théorie de l’ère du peuple et de la révolution citoyenne nous définit ce « peuple » comme l’ensemble de ceux qui ont besoin d’accéder aux réseaux collectifs pour produire et reproduire leur existence matérielle. Évidemment, ces réseaux sont de natures différentes et le fait qu’ils soient publics ou privés impacte directement leur mode d’accès. Le sujet déclencheur dans les pays où se déroulent des révolutions citoyennes est toujours conforme à cette caractéristique centrale.
Dans ce post, mon chapitre sur la révolution citoyenne au Liban montre comment le refus de l’augmentation du tarif des messageries WhatsApp a pu mettre le feu aux poudres. L’accès à ce réseau de messagerie peut paraître un motif bien léger. Mais il correspond pourtant à une nécessité économique assez brutale. La force de la dépendance à ce réseau est parfaitement identifiable. Il en va de même quand explose le prix du ticket de métro au Chili. Et c’est encore le même problème quand il s’agit de l’augmentation du prix de l’essence comme ce fut le cas en France, en Equateur, et en Haïti. Car le carburant est la condition de base de la mobilité, là encore, sans laquelle l’accès aux réseaux est impossible.
Quand le détonateur a fait son œuvre, la population s’institue comme peuple. C’est-à-dire acteur collectif conscient de lui-même comme tel. Dans les slogans comme dans les interventions individuelles des manifestants devant les caméras de télé tous disent être : « le peuple ». C’est la phase instituante de la révolution citoyenne. Elle dure plus ou moins longtemps avant de passer à l’étape suivante qui en amplifie les exigences. Elle se présente alors comme une transcroissance du registre revendicatif de départ. La durée du passage de l’une à l’autre phase semble liée à l’existence ou non en arrière-plan d’une mémoire des luttes précédentes, surtout quand elles ont été dures ou puissantes.
Quoiqu’il en soit le mouvement passe toujours à une seconde et nouvelle phase, la phase destituante. Ou, pour dire plus simplement, une phase dégagiste. « Que se vayan todos » « qu’ils dégagent », etc. Ce slogan est présent dans toutes les révolutions citoyennes depuis la fin du siècle précédent. Quelle que soit la revendication de départ, sociale ou politique, cette phase surgit invariablement. Et le mot d’ordre vise alors toute la représentation politique. « Tous, c’est tous » précisent les foules libanaises qui veulent ainsi englober tout le personnel du système et ses partis politico-communautaires. Cette étape à son tour dure plus ou moins longtemps et connaît maints rebondissements à mesure que le système se débat pour ne pas être abattu.
À ce moment-là, l’objectif essentiel du système consiste à regrouper ses forces au sommet pour le protéger et à séparer les classes moyennes des classes populaires. Rassembler en haut, disperser en bas. Les images de violence et les vagues de dénigrement comme celle que l’on a vu contre les gilets jaunes remplissent ce rôle. En France, la manœuvre du pouvoir fut une parfaite réussite, favorisée par l’inactivité du mouvement syndical, des campagnes de diversion réussie comme celle contre la prétendue vague d’antisémitisme dans le mouvement et la diffusion en boucle d’images de violence. L’autre priorité du système est d’empêcher que le mouvement se donne une expression politique ou investisse une force politique existante. Dans le passé, cet obstacle a été surmonté dans de nombreux pays. L’exemple des évènements au Chili ou au Liban en atteste. Mais pour l’heure, la suite est moins bien documentée dans le nouveau moment insurrectionnel que nous vivons.
Cette phase, c’est le moment constituant, celui où le peuple exige une nouvelle règle du jeu politique et demande notamment une assemblée constituante. On a pu voir alors comment le processus de révolution citoyenne fait aboutir sa mission. Le peuple, en effet, se constitue alors lui-même comme acteur politique permanent par les droits qu’il s’attribue dans la nouvelle Constitution. Cette phase, nous l’avions vécue dans cinq pays à la saison précédente : Bolivie, Venezuela, Equateur, Islande, Tunisie. Actuellement, « la constituante » est déjà une revendication en Algérie et au Chili. Mais pas ailleurs pour l’instant. Mais bien sûr, la caractérisation de l’étape constituante ne doit pas être limitée à sa seule forme institutionnelle. Par exemple, au Liban, quand les mots d’ordre demandent la liquidation de la forme politico-religieuse du pouvoir on peut parler de revendication « constituante ».
Passons à la revue de détails. Dans le déroulé de l’action, des caractéristiques communes surgissent. Elles ont un sens. Elles définissent « qui est là » et « que voulons-nous ». Il faut donc scruter les cortèges dans la rue pour lire le message. Partout le drapeau national fleurit dans les cortèges. C’est l’emblème de ralliement. Sa signification n’est nullement chauvine. On doit la lire comme une des formes les plus constantes de ces mouvements : l’affichage d’une légitimité qui justifie son autorité. De cette façon est arborée la volonté d’incarner une communauté qui transcende toutes les autres. Entre dans ce registre chaque fois la présence ostensible des femmes aussi longtemps que les manifestations ne dégénèrent pas en bataille rangée qu’elles tentent parfois elles-mêmes d’empêcher comme on l’a vu au Liban. Bien sûr, cette présence a surtout une signification sociale. Car elle met en mouvement une catégorie de population qui porte sur son dos le plus lourd de l’effort imposé aux populations par les politiques néolibérales. Les coupures d’accès aux réseaux collectifs frappent d’abord les femmes car ce sont elles qui assument la survie du quotidien. Et c’est elles qui subissent l’essentiel des précarités.
L’usage du drapeau comme emblème de référence se confond ainsi avec une prétention d’intérêt général et de revendication de souveraineté collective se confrontant aux intérêts particuliers. Ceux-ci sont vite assimilés à l’oligarchie locale et aux institutionnels dénoncés partout comme corrompus. La corruption des élites si caractéristique du néolibéralisme est un fait dorénavant intégré et dénoncé partout. Le rôle des médias a été essentiel dans ce domaine. Leur goût permanent pour les scandales jusqu’aux plus dérisoires, comme celui des homards du président de l’Assemblée nationale en France, réalise un travail appréciable de destruction de la légitimité des systèmes politiques. Et il finit aussi d’ailleurs par engloutir la sienne.
Une autre caractéristique identifiante de chacun de ces mouvements est l’affichage de leur connexion avec les évènements similaires dans le monde. Il s’y donne à voir une forme de légitimité universelle qui conforte celle déjà donnée par le drapeau national. On retrouve donc partout des gilets jaunes sur le dos de certains manifestants. Mais aussi de façon tout aussi significative des emblèmes de culture contestataire universelle comme ces masques de Dalí, sur le mode de « La Casa de papel ». C’est une référence parlante que celle à la série Netflix dont la première saison est emblématique d’un message politique anti capitaliste de type non violent. Une évocation typique des aspirations de la classe moyenne qui peut se payer l’abonnement à Netflix et y puiser une référence politique conforme à ses manières d’être sociales. Le maquillage du clown sans foi ni loi de « Joker » fait lui aussi son apparition désormais et on l’a signalé à Hong-Kong ou Beyrouth.
Car la volonté de non-violence est partout présente aux premiers pas des révolutions citoyennes. Elle lui donne un formidable liant. On la retrouve partout, dans cette phase initiale, quand s’affiche la volonté de fraterniser avec la police et l’armée qui sont envoyées face au peuple. Du coup, partout surgissent d’étranges brigades de casseurs violents et incendiaires qui invisibilisent l’action pacifique et peuvent parfois la capter. Ils fournissent en tous cas les gros plans des médias en suggérant que ces violences sont la définition que le mouvement veut donner de lui. Évidemment, personne n’arrive à identifier les membres de ces groupes et la répression les épargne systématiquement. Mais du coup, le grand nombre s’enrage. Il a compris que ces méthodes l’invisibilisent en essayant de lui attribuer une identité qui n’est pas la sienne. Ce rôle partisan des médias est bien vite compris en général. C’est pourquoi, nouvelle caractéristique commune, ont lieu partout des manifs, plus ou moins étoffées, devant le siège des journaux et télévisions liés à l’officialité. Ce fut le cas en France, au Chili, en Équateur au moins. La répression, prenant prétexte de ces violences, entame alors une escalade qui eut être dissuasive.
Mis bout à bout ce sont autant d’éléments qui attestent d’une « globalisation » de la conscience politique des peuples. Au demeurant, les pouvoirs mis en cause se réclament de l’exemple des autres aussi. Ainsi de la violence policière du Français Macron pour justifier publiquement les leurs comme on le vit à Hong-Kong ou Santiago du Chili. Mais du côté du peuple, elle transite par l’usage de formes d’action, de symboles et de revendications communes. On peut parler à ce sujet de la formation d’une sensibilité mondialisée. C’est évidemment le résultat de l’action d’un canal uniformisant qui vaut toutes les organisations internationales révolutionnaires du passé : l’audiovisuel mondialisé. Encore un effet imprévu de l’activité des médias qui propagent ce qu’ils croient stigmatiser.
Cependant il faut en voir aussi la conséquence. La visibilité est un moyen qui alimente le mouvement. Elle devient donc un enjeu. Cela se traduit bien sûr comme je l’ai déjà dit par une agressivité qui va croissante contre les médias accusés d’invisibiliser la vraie nature du mouvement. Mais cette recherche de visibilité se traduit surtout par la production de symbole identifiants. Les agences d’influence à la base des « révolutions de couleur » anti-russes l’avaient bien compris. On parlait de la révolution orange ou bleue sur le modèle plus authentique, comme en 1968 avec la « révolution de velours » en Tchécoslovaquie ou en 1974 avec la « révolution des œillets » au Portugal. Les gilets jaunes sont évidemment la forme la plus aboutie de cet objectif de visibilité. Le gilet jaune est d’ailleurs un moyen obligatoire de visibilité routière. Et il fonctionne aussi comme un uniforme. On le retrouve donc en Irak autant qu’au Liban ou en Équateur.
Ici j’ai énuméré. Mon intention est de proposer une façon de regarder pour analyser ensuite. Mais je consacre aussi un chapitre entier de ce blog à l’analyse des évènements du Liban sous l’angle de la théorie de « l’ère du peuple ». Je l’ai établie à partir des notes et lectures entreprises en compagnie de protagoniste locaux. Je m’adresse à ceux qui sont acquis à cette théorie depuis la parution de « L’Ère du peuple » dans son édition de 2017. Je suis preneur de toute analyse qui l’utiliserait et la documenterait dans le cas des révolutions en cours en Haïti, Panama, Costa-Rica, ou l’un des pays d’Asie ou d’Afrique que l’européocentrisme borné des médias fait passer sous les radars.
Le processus en cours au Liban est caractéristique de ce que nous désignons comme une « révolution citoyenne », conséquence politique de « l’ère du peuple ». À cette étape, la valeur descriptive et prédictive de la théorie est amplement confirmée. Mais chaque situation nationale fournit une ample moisson de faits et de leçons à tirer pour soumettre la théorie à l’épreuve des faits, l’étoffer et enrichir notre pratique.
Dans la vague de celles qui ont lieu à cette heure, celle en cours au Liban est l’une des plus remarquables. Par le nombre des manifestants tout d’abord. Un million de Libanais sont descendus dans la rue. C’est-à-dire qu’un quart de la population du pays s’est mobilisé activement en quelques jours seulement. La puissance et la rapidité de propagation du phénomène frappent les esprits.
Elles peuvent s’expliquer par le fait que le paysage social typique de l’ère du peuple est présent de manière presque chimiquement pure dans ce pays. D’un côté, il y a bien une oligarchie. Elle est très concentrée, très faible en nombre et nettement détachée du reste de la société. Le Liban est un des pays les plus inégalitaire du monde. 7 personnes y possèdent une fortune équivalente au quart du PIB. À peine 0,3% de la population possède autant que la moitié la moins riche.
Cette oligarchie est très liée au modèle capitaliste typique de notre époque : la globalisation financière. Le Liban est connu pour sa législation très accommodante pour les sociétés offshores étrangères et pour son secret bancaire. Son système financier joue un rôle important dans le recyclage des capitaux accumulés par les monarchies pétrolières du Golfe. Dans ses travaux de recherche à l’école d’économie de Paris, dans l’équipe de Thomas Piketty, Lydia Assouad a montré que les 10 % des Libanais les plus riches accaparaient 56 % du revenu national. En comparaison, cette polarisation de la richesse en France, n’est « que » de 32%. Il y a donc une classe extrêmement riche, pour laquelle les patrimoines augmentent de manière vertigineuse. Les 0,01 % les plus riches au Liban sont proportionnellement deux fois plus riches que les 0,01% les plus riches en France. Par-dessus tout, il n’y quasiment aucune taxation sur les revenus et encore moins sur le patrimoine. L’impôt sur le bénéfice des entreprises est parmi le plus faible au monde. Du coup, les principales rentrées de l’État viennent de la TVA, l’impôt injuste par excellence.
En face de cela existe par conséquence une pauvreté très âpre. 30% des Libanais vivent avec moins de 4 dollars par jour. Et la répartition géographique est très différenciée. Beyrouth est moins mal lotie. Mais quand on passe dans la plaine de la Bekaa, proche de la Syrie, on arrive à 40 % de pauvres. Il faut ajouter à cela la pauvreté des camps palestiniens, et celle du million de réfugiés syriens qui ont eux aussi manifesté avec les libanais ces derniers jours.
Cette extrême polarisation sociale est la signature d’une mise en œuvre féroce des politiques caractéristiques du néolibéralisme : toujours moins d’État et de services publics et une foi aveuglée dans la bonne allocation des ressources par le marché. Résultat : la grande masse de la population libanaise se trouve sévèrement entravée quand il lui faut accéder aux réseaux collectifs de base de la vie quotidienne en ville, qu’ils soient privés ou, exceptionnellement, publics.
C’est d’ailleurs le déclencheur de l’insurrection actuelle : une taxe sur les communications par la messagerie WhatsApp. Il s’agit donc de l’accès au réseau de communication. Le motif peut paraître dérisoire. Il n’en est rien. Cette messagerie est le premier moyen de communication des libanais. Dans des sociétés urbaines comme les nôtres, la possibilité de communiquer rapidement et à distance est primordiale dans la vie ordinaire. Un élément s’y rajoute dans le cas du Liban. WhatsApp est un moyen gratuit de communication internationale. Or, la diaspora libanaise dans le monde est très importante. Ne plus pouvoir accéder à WhatsApp c’était donc concrètement, pour beaucoup de Libanais, perdre la possibilité d’échanger avec sa propre famille à l’autre bout du monde. Sans oublier que les liens avec la diaspora sont parfois aussi une source de revenus pour ceux qui vivent au pays. L’accès au réseau de communication n’est donc pas un luxe dérisoire ou une activité marginale pour la vie et notamment pour celle des classes moyennes urbaines.
Ces classes moyennes urbaines sont le foyer d’où part une déception active. Au contraire des populations rurales traditionnelles tenues sous tous les jougs, le peuple urbanisé a généré une classe moyenne qui a réellement cru à une ascension permanente liée à la modernité néolibérale. L’effacement des souvenirs de guerre dans la jeune génération amplifie cette exubérance déçue. L’implication de ces catégories sociales fait la différence de niveau et de contenu dans les mobilisations citoyennes. Au Liban comme dans beaucoup d’autres endroits, les classes moyennes sont à leur tour étranglées par l’accélération de la concentration de la richesse. Elles ne cessent de voir la baisse de leur niveau de vie depuis les années 1990, pic de leur illusion d’enrichissement sans fin. Depuis la crise financière de 2008, la classe moyenne s’enfonce et les gens s’endettent pour le quotidien. La dette privée a explosé. La paupérisation est alors un fait palpable. Elle est vécue comme une offense dont les intéressés refusent de se sentir responsables.
Un bon exemple de cette action émolliente sur un milieu social traditionnellement acquis au refus de la désobéissance civile : les militaires retraités mobilisés en avril de cette année 2019. Ce n’est pas rien d’avoir eu ce genre de mobilisations dans la rue avec des gens d’habitude cantonnés à faire du lobbying discret ou des communiqués de leur association de retraités. Rien ne l’explique sinon le glissement social à l’œuvre dans ce milieu. On devine son impact sur le reste de la société quand on sait quel symbole est l’armée dans un pays entouré de guerres qui a lui-même été envahi et occupé par son voisin israélien. Face aux manifestations, l’armée est donc désormais tiraillée de l’intérieur. Une hésitation typique de l’ambivalence des classes moyennes. C’est ce que montrent les nombreuses images de soldats en pleurs devant la foule. Sans oublier la publication de tweets plutôt favorables aux manifestants émis par des hauts gradés militaires. Ou le refus des militaires d’accomplir certaines taches de police pour lesquelles ils n’ont aucune préparation technique.
Toutes les classes moyennes sont affectées par la contamination du déclassement. Les enseignants sont caractéristiques de cette ambiance. Eux sont mobilisés depuis des mois, même depuis des années. Ils ont fourni un point d’effervescence constant. Ils ont enchaîné les grèves et les protestations. Leur action est toujours passée sous les radars médiatiques hors du Liban. Sur place aussi, cela a longtemps semblé un peu anecdotique comme si ces mobilisations manquaient de panache pour un chercheur comme pour un journaliste. Mais ce sont eux qui ont été la catégorie mobilisée la plus constante et la plus nombreuse. Ils représentent donc bien l’état d’esprit de ces classes moyennes exaspérées par leur déclassement.
Car l’appauvrissement n’est pas qu’une situation monétaire et un souci comptable. Il signifie surtout des ruptures d’accès aux réseaux collectifs de la vie en ville. Et même davantage, parfois de façon peut-être plus mortifiante encore ! Ainsi quand cela signifie la coupure d’accès aux réseaux significatifs d’un statut social ou d’un projet de progrès de la condition sociale des membres de la famille. C’est le cas de l’accès au réseau d’éducation à tous les niveaux et bien sûr à l’entrée de l’Université. Cette impossibilité d’accès quand elle se profile est vécue comme une stigmatisation et un déclassement insupportable.
Peut-être aussi parce qu’elle intervient dans un contexte de délabrement général dont tous souffrent. Sauf, bien sûr, les ultras riches. Car ils ont fait sécession et disposent de leurs propres moyens dans tous les domaines. Mais les groupes électrogènes et les bonbonnes d’eau équipée de filtres ne sont pas à la portée de tous.
En tous cas, le Liban est aussi le pays des coupures d’électricité. Depuis la fin de la guerre civile, dans les années 1990, il n’y a jamais eu d’investissements publics suffisants dans le réseau d’électricité. Résultat : la production nationale est en déficit chronique. L’électricité est rationnée : un habitant de Beyrouth doit subir 4,5 heures par jour de coupure et jusqu’à 9h à l’extérieur de la capitale. Depuis une dizaine d’années, plusieurs plans gouvernementaux faisant appel à des partenariats publics-privés ont échoué à résoudre le problème. Le dernier plan en date, du début de l’année, prévoit une augmentation des tarifs de 180% d’ici 2025 et la fin des subventions à l’entreprise nationale Électricité du Liban. Première conséquence : dans l’été 2019, les périodes de coupures ont augmenté. Des manifestations ont eu lieu en août dans le nord du pays dont la principale ville, Tripoli, est aujourd’hui surnommée « la mariée de la Révolution » en raison de la force de sa mobilisation.
Cette énumération dresse le tableau que met en cohérence « la théorie de l’ère du peuple ». L’accès aux réseaux, le bon fonctionnement de ceux-ci sont le cœur des révolutions citoyennes. Dès 2015 le Liban a connu une mobilisation populaire de masse sur ce type de questions. C’était pendant la « crise des déchets ». Elle avait été provoquée par l’incapacité de la classe dirigeante à mettre en place un réseau efficace de collecte et de recyclage des déchets. Deux éléments déclencheurs, la fermeture d’une décharge dans la périphérie de Beyrouth et la fin d’un contrat avec une entreprise privée de collecte, avaient suffi à noyer le pays sous les ordures. Des mobilisations de masse avaient alors eu lieu. Et déjà à l’époque, les gens avaient défilé avec le mot d’ordre « le peuple veut renverser le régime ». Le passage de la phase instituante du peuple en action à la phase où s’affirme une volonté destituante a déjà été franchie une première fois. Mots d’ordre et action ont bien évolué depuis. Ils englobent la totalité du champ politique.
Ces expériences communes ont forgé une conscience populaire plus expérimentée. Ceux qui ne lisent les sociétés qu’avec des grilles d’analyses du choc des civilisations, des communautés séparées par des frontières infranchissables n’ont pas pu le voir. Pourtant, aujourd’hui, dans les manifestations, en dépit des religions des uns et des autres, des choses que l’on disait indépassables au Liban, sont largement surmontées. La revendication d’intérêt général de pouvoir accéder aux réseaux collectifs, puis la volonté d’obtenir la chute du régime en place, unissent le peuple.
Les mobilisations sont ici comme ailleurs caractérisées par la recherche d’unanimité. C’est une signification de l’omniprésence du drapeau national, comme c’était aussi le cas en Algérie ou en France, comme c’est le cas au Chili. Le fait que les gens s’emparent spontanément des symboles de la communauté nationale en même temps qu’ils réclament le départ de leurs dirigeants exprime la centralité absolue de la demande de souveraineté de ces mouvements. Cela ne signifie pas une fermeture des révolutions citoyennes dans une idéologie purement chauvine. Ce qui est en jeu dans ce type d’usage du drapeau national c’est l’affirmation de l’existence d’une communauté humaine liée par des intérêts communs. Et ces derniers sont alors considérés comme d’intérêt général face aux intérêts particuliers, communautaires ou de classe.
Cette façon d’agir va loin et elle intègre tous les éléments disponibles qui peuvent la légitimer. Alors nous découvrons comment notre monde est globalisé non seulement par les réalités économiques mais tout autant par celles de l’image, des modes de consommation, et des imaginaires. Les Libanais mobilisent donc ce qu’ils trouvent d’utile et de gratifiant en matière d’action populaire de masse. Leur appétit dans ce domaine ne s’arrête pas aux frontières. En attestent ces signes et symboles « révolutionnaires » à qui ils font franchir les frontières. On a vu des manifestants à Beyrouth porter des gilets jaunes. D’autres les masques de « La Casa de papel », manifeste anticapitaliste non violent typique de cette saison de l’histoire des classes moyennes insurgentes !
Autre phénomène au Liban commun aux insurrections partout dans le monde : la place des femmes. Dans un contexte de révolution citoyenne, elles sont généralement très présentes et visibles dans les mobilisations et dans la prise de parole. Ainsi, une jeune femme que l’on voit sur une vidéo devenue virale se défendre avec virulence contre un policier est devenue une icône au Liban. On la surnomme « la Marianne du Liban ». On se souvient de ces femmes Gilets jaunes qui défilaient à Lille grimées en Mariannes. Ou bien de la « reine de Nubie », haranguant la foule debout sur le toit d’un camion. Cette femme devenue un symbole de la Révolution au Soudan.
Dans ces processus, les femmes occupent des rôles desquels elles sont généralement écartées par les organisations politiques ou syndicales traditionnelles. À partir de là, toutes les activités typiquement genrées changent de registre. Ainsi les a-t-on vu organiser un service d’ordre spontané à Beyrouth lors d’une manifestation à la grande surprise des violents empêchés d’agir. On sait que l’hiver dernier sur les ronds-points français, leur rôle en tant que dirigeantes était essentiel. La présence et l’action des femmes dans les révolutions citoyennes sont toujours un signal de la profondeur d’enracinement de ces dernières. Il en est ainsi parce que les femmes sont presque toujours l’ultime ligne de pérennité de fonctionnement de la société en tant qu’organisatrices de la vie quotidienne de la famille. En même temps, elles subissent davantage les conséquences du système : la précarité du travail leur est réservée à elles d’abord. Et quand la vie quotidienne est rendue impossible par les dysfonctionnements des réseaux et services publics, elles sont souvent dans l’obligation de mettre au point seules des stratégies de débrouille et de survie. Quand ce niveau de la vie quotidienne se paralyse c’est que l’insupportable est devenu la règle. On connaît la conséquence. La présence de femmes est l’indicateur le plus fort de l’irréversibilité de processus auxquels elles participent.
La Révolution citoyenne au Liban est pour l’instant dans sa phase destituante. Elle a dépassé la phase instituante, celle ou le peuple cesse d’être seulement une population atomisée et sans volonté collective, pour apparaître d’un coup sur la scène en tant qu’acteur social et politique. Au Liban, le signal le plus fort de cette émergence est l’extension du mouvement sur l’ensemble du territoire. La mobilisation ailleurs qu’à Beyrouth était timide en 2015, même si on voyait arriver dans la capitale des gens venus de tout le Liban avec des pancartes signant leur localité. Oui, il y avait eu quelques routes coupées en région. Mais cette fois-ci les gens se mobilisent dans leur propre région. C’est inédit. Il n’y avait jamais eu de manifestations de ce type à Tripoli (nord – ville plutôt sunnite), et Nabatiyeh (sud – ville plutôt chiite, bastion du Hezbollah). C’est à dire dans des espaces que l’on pensait quadrillé par des mouvements politico-communautaires capables de mobiliser/démobiliser à leur guise.
Le mouvement citoyen actuel semble montrer qu’ils ont perdu l’exclusivité de cette capacité. D’autres ressorts agissent qui les surpassent. Chacun fait appel à des réalités transversales dans la société. Cela se voit quand on observe comment convergent des mouvements eux aussi restés sectorisés dans le passé. On connaît le rôle des activistes laïcs internationalisés du centre-ville beyrouthin. On les avait vu réapparaître en 2018 autour d’une liste municipale à Beyrouth – Beirut Medinati (Beyrouth ma ville). À présent s’y joignent d’autres courants sociaux qui couvaient depuis un moment alors même que les syndicats restaient très faibles. J’ai évoqué les militaires et les enseignants. Ces processus collectifs sont liés à des corporations centrales dans la vie de la société libanaise.
Mais ce n’est pas l’unique fonctionnement explosif en arrière-plan de l’insurrection actuelle. En effet il faut encore citer une autre de ces composantes : celle de la visibilité désespérée. Elle fonctionne dans un tout autre registre, mille fois plus individuel. Je parle ici du syndrome des « Mohammed Bouazizi » libanais pourrait-on dire en reprenant le nom de ce vendeur de légumes qui, en s’immolant par le feu, a déclenché la mobilisation de la Tunisie jusqu’à la chute de Ben Ali. Cela a été le cas au Liban aussi. Des hommes, qui, ne trouvant plus à se mobiliser collectivement optaient pour la démonstration individuelle la plus irrémédiable : le suicide public de désespoir. C’est le cas de ce libanais, Georges Zreik, en février dernier, qui s’est immolé parce qu’il s’était trouvé incapable de payer les frais d’école de sa fille. Depuis des années ce mode d’action est régulier. Il s’observe justement souvent hors de Beyrouth. Et jusque dans notre pays il faut s’en souvenir. Certes personne n’est devenu l’étincelle d’un mouvement. Mais cela continue pourtant. Au Liban, il y a eu des cas d’immolations tout au long de ces derniers jours. Cette forme de détermination si exceptionnelle n’apparait pas en autant de cas sans signifier une rupture profonde dans la société.
Ce soubassement social antérieur donne une composante décisive de la trame de fond d’où surgissent les mobilisations actuelles au Liban et dans le monde. Mais elle ne les résume pas. Elles n’en sont pas non plus un simple élargissement. Il s’agit d’autres choses, qui additionne des composantes très variées mais ne se résume pas non plus à cette addition. On parlera plutôt à ce sujet de propriété émergente. Elle résulte d’une longue liste de condiments qui se transforment en matière inflammable. Alors le détonateur surgit à l’occasion de l’éviction pour l’accès à un réseau collectif vital.
Après la phase qui l’instituait comme acteur d’une revendication collective, le mouvement citoyen libanais est entré presque sans délai dans la phase destituante qui est le cœur d’un processus de révolution citoyenne. Il s’agit maintenant pour lui de faire dégager le personnel dirigeant du pays. Sa corruption généralisée, qui est la forme la plus dégénérée du régime néolibéral est pointée du doigt. « Tous, cela veut dire tous » est le slogan dégagiste utilisé par la foule. Il vise évidemment aussi les chefs de clans religieux qui structurent depuis des décennies la société politique et les institutions du pays. C’est la version libanaise du « Que se vayan todos » sud-américain. « Qu’ils s’en aillent tous ».
« Tous » : les responsables politiques mais aussi les médias, identifiés par les manifestants comme la seconde peau du système. Dans la semaine passée, des manifestations ont eu lieu au pied des immeubles de grands médias. Comme au Chili. Toute « l’officialité », tous les pouvoirs constitués sont visés. C’est l’étape indispensable pour passer à la suivante : celle du peuple constituant. Celui qui créé de nouvelles institutions pour organiser la vie collective. Ce en quoi consiste la révolution citoyenne en tant que transition d’époque.
Les pluies destructrices dans le sud du pays doivent conduire les regards sur le littoral et la mer méditerranée qui s’y trouve. Le cycle de l’eau est sévèrement réorganisé dans cette zone du fait du changement climatique. On commence donc à voir comment la dislocation de la civilisation humaine actuelle pourrait se produire en raison des intempéries détruisant un après l’autre et fréquemment les réseaux collectifs nécessaires à la vie quotidienne : réseaux d’eau potables, électricité, routes etc. Le jeudi 10 octobre dernier, l’Union pour la Méditerranée a rendu un rapport sur le contexte climatique qui nous intéresse. Il étudie les effets du réchauffement climatique dans l’espace méditerranéen, dont la France fait partie. Les phénomènes qui touchent toutes l’humanité y ont une force démultipliée par rapport à ce qui s’observe dans le reste du monde. Ainsi, les températures y grimpent 20% plus rapidement que dans le reste du monde. Les effets du changement du climat dans cette région du monde toucheront plus de 500 millions de personnes. Par exemple, la Méditerranée est l’un des endroits ou la montée des eaux va être la plus catastrophique, du fait de l’urbanisation importante de ses côtes. Sur les 20 villes qui souffriront le plus de la montée des eaux au niveau mondial, la moitié se trouvent en Méditerranée. En Afrique du nord, 37 millions de personnes auront les pieds dans l’eau.
La montée des eaux de la mer va s’ajouter à l’inquiétante raréfaction de l’eau douce qui va frapper le bassin méditerranéen. Le niveau des cours d’eau et des lacs va baisser partout. Le plus grand lac de Méditerranée, le lac Beysehin en Turquie risque de disparaitre dès 2040. La disponibilité en eau douce en Grèce va passer d’ici 2030 en dessous de la barre des 1000 m3 par an et par habitant ce qui est un niveau en tension. Quant au sud de l’Espagne et à la côte africaine, le niveau va passer durablement en dessous de 500 m3 par an et par habitant. Ce qui signifie que ces régions seront en état de pénurie d’eau permanente. Globalement, en moyenne en Méditerranée, la disponibilité en eau douce va baisser de 15% dans les prochaines années. C’est un des taux les plus important du monde.
Après l’eau, les effets du changement climatique vont se porter sur l’agriculture et l’alimentation. D’abord la montée des eaux de mer va rendre infertile une partie des terres aujourd’hui cultivées. Ainsi, en Égypte, un pays de plus de 100 millions d’habitants, un tiers des exploitations agricoles va être affecté dans ce sens. Ce pays risque de perdre d’ici 2050 40 % de sa production de légumes. Sur tout le pourtour de la Méditerranée, le blé est l’aliment de base depuis des siècles, que ce soit sous la forme du pain, des pâtes ou de la semoule. Or, le rapport estime qu’à chaque degré de réchauffement la production de blé baissera de 7,5%. La démographie de la région méditerranéenne continue d’être dynamique. Mais sa production agricole pourrait devenir donc déclinante. Ce qui promet de placer les peuples dans une situation de grande dépendance alimentaire. Autrement dit en grande dépendance des réseaux mondiaux du commerce et donc du transport.
Ce rapport nous rappelle une fois de plus le besoin de la coopération internationale méditerranéenne. Nous, pays qui bordons cette mer, formons non seulement un ensemble historique, culturel, civilisationnel mais nous dépendons aussi d’un écosystème commun. Les relations entre nous ne peuvent pas se limiter à la militarisation de cette frontière naturelle par les pays du Nord pour empêcher, vainement, les migrants du Sud de passer. Ce n’est pas de murs, de barbelés aux frontières dont nous avons besoin mais de projets communs entre les États des deux rives. J’en ai déjà proposé un pour stopper la plastification de notre mer. Si on ne s’y met pas, d’ici 2050, il y aura plus de plastiques que de poissons. Un autre défi que nous ne relèverons qu’ensemble est celui de la gestion de la ressource en eau pour l’avenir. C’est la question vitale du proche futur. Aucune vie n’est possible sans eau. Nos immenses espaces urbains dépendant radicalement d’un accès organisé à l’eau.
La France peut et doit jouer un rôle moteur dans l’organisation de l’état d’urgence climatique des riverains de la Méditerranée. Pour cela il est temps de commencer à se tourner vers les Sud avec une autre attitude que l’habituelle condescendance donneuse de leçons. Assez perdu de temps avec les débats ridicules sur le voile et la guerre des religions à laquelle le pouvoir et son système médiatique sont intéressés pour distraire le grand nombre des réalités qui mettent sans cesse en cause l’impératif besoin de coopération et d’entraide plutôt que de marché et de compétition.
Vendredi dernier j’ai rencontré le personnel des urgences de l’hôpital de la Timone, à Marseille. Comme plus de 260 services d’urgences, dans le pays, il est en grève. Certains de ces services sont en lutte depuis plus de 6 mois. Un tel niveau de mobilisation est tout simplement historique dans l’hôpital public. Et les infirmiers, les aides-soignants, les médecins de nos hôpitaux sont loin d’être familiers de la grève. Le métier retient souvent la colère. Leur premier réflexe face aux difficultés est bien souvent de serrer les dents et de boucher les trous dans les effectifs comme ils peuvent, pour le bien du service public. Mais ils sont arrivés au bout de cette logique. Le niveau de souffrance, côté personnel et côté patients, est trop important pour continuer à le supporter. Les soignants savent que des hommes et des femmes meurent à l’hôpital alors que l’on aurait pu les soigner. Ils meurent par manque de moyens.
Cela explique que le collectif inter-urgences qui coordonne la mobilisation dépasse largement le cercle habituel des syndicats du secteur. Ses revendications sont peu nombreuses et claires : en premier lieu la réouverture de lits, en second lieu le recrutement et en troisième lieu une augmentation de salaire pour tous les soignants. Elles correspondent aux maux accumulés de l’hôpital. Depuis 15 ans, alors que la fréquentation des urgences hospitalières a doublé, 80 000 lits ont été fermés. D’après l’Association des Médecins Urgentistes de France, chaque nuit: « 100 000 patients sont hospitalisés sur des brancards du fait du manque de lits ». La condition sociale des travailleurs de l’hôpital est elle-même un scandale. Les infirmiers français sont les 4ème moins bien payés de toute l’Europe. Et le secteur est le plus touché par les burnout.
L’appauvrissement constant de l’hôpital public a été sciemment entretenu. C’est toujours la même technique: le démantèlement de l’État sert à faire la place au secteur privé. La mise en faillite du secteur public est une technique de néolibéralisme pour créer un marché là où il n’existait pas avant. Ainsi, dans le cas de la santé, depuis 1996, 60 services d’urgences publics ont fermé. Mais dans le même temps, 138 services d’urgences privés ont ouvert leurs portes. Il y a de plus en plus de cliniques et de moins en moins d’hôpitaux publics. Bien sûr, les prix ne sont pas les mêmes.
Le 9 septembre dernier, Agnès Buzyn a annoncé un plan pour l’hôpital public. Il fut très mal reçu pour les personnels en grève depuis des longs moins. En effet, la ministre de la Santé a mis sur la table 750 millions d’euros sur 4 ans. Soit un peu moins de 190 millions d’euros chaque année. Elle a évidemment présenté cela comme une enveloppe considérable. Elle a pourtant l’année passé retiré un milliard d’euros de subsides à l’hôpital. Un milliard en moins d’un côté, 190 millions en plus de l’autre. Le rapport est de un à cinq.
Agnès Buzyn sait de quoi elle parle. Elle ment sciemment pour saturer l’espace médiatique. Car elle sait que celui-ci commencera par répéter ses propos et ne travaillera jamais le dossier ni ne fera aucun démenti. La plupart des ministres ont compris cette forme de manipulation des médias aux fins d’enfumage et d’abrutissement de l’opinion. Évidemment, sur le terrain, les gens de métier savent à quoi s’en tenir. Chacune de ses déclarations publiques rajoute donc de la colère dans la communauté hospitalière.
D’autant plus que le projet de loi de financement de la Sécurité sociale discuté en ce moment à l’Assemblée nationale confirme la tendance : en 2020, comme en 2019, comme en 2018, l’hôpital devra encore se serrer la ceinture d’un cran. Ses dépenses augmenteront de 2,3% claironne le gouvernement et répètent les médias de l’officialité. La réalité, moyennant un peu de calcul est tout autre. Si l’on observe les années passées il faut prendre en compte le vieillissement de la population et le développement des maladies chroniques pour établir correctement le niveau des dépenses prévisibles On sait à présent que les dépenses évolueront donc de 4%. Et la progression du financement ne sera que de 2,3%. La différence représente donc un nouveau plan d’austérité de 1,7 milliards d’euros.
Il faut un plan de sauvetage pour l’hôpital public. Le programme « l’Avenir en Commun » proposait l’embauche de 60 000 soignants supplémentaires. Cela coûte environ 3 milliards d’euros. C’est exactement ce que nous coûte chaque année la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune. Par ailleurs, il est urgent de désengorger les urgences. Mais pas en disant à ceux qui les fréquentent qu’ils sont irresponsables et qu’ils devraient dégager. Il faut renforcer l’accessibilité financière et territoriale de la médecine de ville. Une personne sur quatre renonce à des soins pour des raisons financières. Pour cela nous proposons le remboursement intégral des soins par la Sécurité sociale. C’est finançable, notamment par les économies générées par l’intégration des mutuelles dans le régime général et par l’interdiction des dépassements d’honoraires. Ensuite, pour lutter contre les déserts médicaux, nous proposons la création d’un véritable corps de médecins fonctionnaires qui maillerait le territoire. Ces solutions, nous les défendons dès que nous le pouvons à l’Assemblée nationale quand la majorité n’interdit pas nos amendements. Nous le faisons jour et nuit pendant le débat de la loi de financement de la Sécurité sociale. Caroline Fiat y dirige une bataille sans faille.