Je n’ai pas aimé cette réunion des « chefs religieux et des associations laïques » ce mardi à l’Élysée. Surtout pour, parait-il, « réfléchir sur la cohésion morale du pays face à la crise » et sur « les moyens de rebondir » selon l’AFP rapportant les propos des proches de l’Élysée. À quel titre ? Pour quelles raisons ? Mais peut-être suis-je trop sourcilleux. S’ils sont venus dire à Jupiter qu’il est un faux dieu, s’ils sont venus lui répéter comme le faisait le page sur le char du triomphateur à Rome « souviens toi tu n’es qu’un homme », alors j’accepte de passer l’éponge laïque sur cette incongruité. Cet homme qui croit pouvoir parler (dans un journal anglais) de sa destinée comme de la divine providence d’un Giscard disant au revoir au peuple français, cet homme doit être convoqué sur le plancher des vaches pour notre bien à tous. Un homme capable de demander à Castaner de réfléchir, et de le faire à propos de l’usage du tracking, peut-il être considéré dans un état normal ? Pourquoi pas Belloubet pendant qu’il y était ? Je n’affirme pas, vous le voyez. J’interroge. Je ne persifle pas. Je m’inquiète, et « c’est parfaitement entendable » à moins que ce soit « parfaitement légitime » comme le dirai le Premier ministre sur le ton de « et bim dans ta face, casse-pied ».
Je vois un cas où je ferais mieux que cette méfiance pour l’être suprême qui mène notre peuple. C’est celui où tous ces gens se mettraient d’accord à propos des rites quand on leur en passe commande en période de coronavirus : mariage (sinon fornications illicites), baptême (sinon stage perpétuel dans les limbes) enterrement (sinon Saint Pierre confie à Belloubet sa balance de justice). Je voudrais bien aussi qu’il leur ait rappelé quelques règles de base. Vaindieu, le président aura-t-il pensé à faire un sermon aux évangélistes qui ont tenu à Mulhouse cette kermesse mortelle pour tout le grand-est du pays ? Damnation, leur a-t-il sonné les cloches pour avoir distribué des masques sanitaires dans des boîtes aux lettres à Paris avec des tracts pour Jésus ? Morbleu, aura-t-il dit aux paroissiens de Saint Nicolas qu’il y avait mieux à faire que de tenir cette messe secrète hérétique mais peuplée ? Peut-être aura-t-il eu même l’audace de dénoncer cette façon de mettre Dieu au défi de leur épargner le coronavirus en postillonnant des cantiques en latin. Cependant, je compte bien aussi qu’il n’ait pas hésité à féliciter les musulmans et les juifs pour leur parfait respect des règles sanitaires.
Trêve de tergiversations. J’en viens au fait. Je ne veux pas qu’on s’y méprenne. La pratique religieuse est dans les rites les plus profondément humains. Si je me moque du président prenant conseil de Dieu avec les préfets de ce dernier, je ne veux pas ironiser sur la foi, la prière, ni quoi que ce soit de cet ordre qui sont autant de réconfort si tendrement humain à l’heure ou le Covid 19 fait ses semailles d’angoisse de la mort.
La mort par le Covid : je connais la lassitude que l’utilisation sensationnaliste du sujet provoque. Le plongeon de certaines audiences de télé en atteste. Tous les ressorts de l’angoisse, et même la conversion de toute l’actualité en film d’horreur, ont fini par émousser les sensibilités. Dans cette interminable séquence en continu, tous les experts de tous les domaines morbides auront été convoqués à tour de rôle. Bref, devant la menace de la mort, tout aura été dit à propos de la façon de l’éviter. Oui, tout. Ou presque. Car, tout bien pesé, non, tout n’a pas été dit. Et même, d’un certain point de vue, rien n’a été dit. Un sujet est resté absent tout en étant omniprésent. La mort elle-même. Refrain de la chanson, la mort reste comme un arrière-plan flouté sur Skype : présente sans réalité. Mais que doit-on en faire quand elle s’invite ? Qu’elle s’installe aux alentours ou qu’elle vienne passer sa faux ?
Rien n’en a été dit. En tous cas rien pour aider à penser le fait. Etrange civilisation que la nôtre. Il y a tantôt deux cent mille ans qu’on se souciait du sujet. À cette occasion on a construit, récité, imaginé, mains jointes, bras dessus bras dessous, paumes vers le ciel. On a veillé les mourant puis leurs cadavres avant de les accompagner ensuite en priant, en chantant, en psalmodiant jusque dans la pyramide, sous le dolmen, devant le caveau. Dans son lit de fleurs, son sarcophage, sa bière, son drap de lin. On a convoqué Anubis, Thor, Pluton, le Christ ressuscité, et j’en oublie, mille excuses. Aujourd’hui le directeur de l’Ehpad note le dernier souffle et il sera le seul témoin de la mise en bière conformément à son contrat de travail. Moyennant une centaine d’euros pour la chambre froide, on aura pu aller aux halles de Rungis saluer de de loin les délégués de la parentèle et observer le cercueil bien clos autour duquel veillent sans doute une armée de coronavirus cruels et déterminés. Sic transit gloria mundi. Ce monde déjà si désemparé, si vide d’humain et si plein de marchandises, ce monde si prompt à tout transformer en chose est parvenu au bout de ce qu’il est, au sens ultime du néant auquel il a voué la civilisation humaine et la nature qui l’entoure.
Dans ce moment, pourquoi la scène publique, les plateaux de télé sont-ils vides de philosophes ? Leur absence est un révélateur cruel notre temps. C’est le symptôme éclatant de l’aveuglement que l’idéologie libérale dominante provoque. Utilitariste en tous sujets ! Donnant de toute réalité humaine la seule image de ce qui se quantifie ! Elle nous a tous placé dans la position du lapin devant les phares d’une automobile. Hé ! lapin : c’est d’une automobile dont il est question ! Eh ! coronavirable : c’est de la mort dont il s’agit !
J’ai pris mon bâton de pèlerin en douce. Je me suis avancé sans crier gare dans une émission. Je sais qu’Ali Badou est un philosophe. Le genre d’homme qui ne peut s’empêcher de jubiler si on lui sert un bon mythe tout frais sorti du frigo. Ce jour-là sur France 5, il m’interroge sur le thème de l’obéissance aux consignes sanitaires, paradoxe pour un insoumis. Je saisi la perche au bond : « j’obéis en général, mais non, je n’obéirai pas si un de mes anciens était mourant en Ehpad. Je lui prendrai la main même si c’est interdit ». Je glisse : « c’est une vieille histoire depuis Antigone ». Ça marche. Ali Badou sait de quoi je parle. Il se pourlèche à son tour. « Oui depuis lors on connait l’opposition possible entre la loi de la cité et la loi humaine ». C’est parti. Une dizaine de mes copains m’écrivent pour se disputer sur le sujet. Badou me dit que dans le studio il en fut de même autour du plateau. La maquilleuse lui exposa son point de vue une fois l’histoire racontée. Chacun de ceux qui furent attentifs à cet échange se mua, de pharmacien et d’épidémiologiste qu’il était depuis peu, en philosophe. Je n’ai pas dit « philosophe amateur » ni « philosophe du dimanche » comme je l’aurais dit plus facilement de leur connaissance en chimie pharmaceutique. J’ai dit : « philosophe », tout court. Philosophe ! Car la philosophie est juste une pratique intellectuelle accessible et nécessaire à tous. Elle consiste à s’efforcer de penser les épisodes de l’existence en cohérence avec les idées qui nous fondent, chacun, comme personne. La philosophie est la respiration bienfaisante de l’esprit. La philosophie est le meilleur des compléments alimentaire au temps du coronavirus. Tout le monde peut, tout le monde doit philosopher.
Comment se guider dans la vie autrement qu’en se posant des questions ? Et parmi elle la plus ordinaire : « Comment faire pour bien faire ? » Chacun se le demande à un moment ou à un autre. De bien des façons, on y répond chaque jour en prenant ses décisions importantes. Et parfois même pour des choses improbables. Certes, on voit bien que les problèmes ne nous paraissent pas tous du même ordre de gravité. On philosophe plus facilement sur la prise de risque en continuant à fumer des cigarettes, ce qui est cependant mortifère, que sur les devoirs que l’on doit aux siens quand ils meurent et même après qu’ils sont morts. Le cas est moins fréquent, il est vrai. C’est pourquoi il est si intéressant de connaître un peu des histoires de ceux qui y ont déjà réfléchi. Et c’est aussi pourquoi les mythes qui en traitent nous parlent toujours avec la même force à travers les âges. La pièce de théâtre de Sophocle à propos d’Antigone date de 441 avant l’ère chrétienne. Mais penser la mort, penser à la façon de mourir, penser aux morts et à ce que l’on fait d’eux c’est une activité mentale révolutionnaire dans notre époque. Ça bouscule la hiérarchie des choses réputées importantes. Car les morts, comme les anciens en maisons de retraites, dans le système néolibéral ne sont pas plus que les autres sources de profits. Attention, ça ne veut pas dire qu’ils sont des « riens ». La preuve : leur mortalité est décomptée de façon spécifique comme la contamination de marins du Charles De Gaulle. Tout le monde n’y a pas droit. Par exemple les pauvres, les sans-abris ou les emprisonnés des centres de retentions administratives. Il est vrai qu’ils ne génèrent aucun profit particulier. Mais voilà. Ce n’est pas tout.
Arrive toujours le moment ou ce chiffre a un visage. C’est peut-être celui de ta mère ou de ton père. Et son cadavre est davantage qu’une dépouille à mettre au frigo. Le chemin par lequel ta propre existence a surgi vient de se fermer derrière toi. Et les convois d’amour qui y circulaient se sont interrompus. Les questions se bousculent. La terre de tes certitudes tremble.
Et ton petit qui doit retourner à l’école le 11 mai ? Et la personne avec qui tu partages ta vie et des fois tes enfants. Elle part travailler sans masque, tu laisses faire ? Tu obéis aux consignes. Oui mais si tu ne le fais pas, tu vois bien les problèmes qui s’accumuleront. Le retard que ton enfant prendra à l’école. Qui s’en occupera correctement et utilement si tu dois être pendant ce temps au boulot ? Et si tu ne vas pas au boulot, d’où viendra la paye et tout ce qu’il faut avoir pour vivre ? Mais que vaut tout ça face au risque de voir par ta décision, tomber malade les tiens le plus chéris ? Que faire pour bien faire ? Non ce n’est pas de la gestion d’emploi du temps. C’est de la philo et de la morale de vie. Tu le sais et tu ne peux l’enlever de ton esprit. Ni même l’enlever de ton corps qui te semble soudain vidé de son sang. Ton ancien ? Sens ses pauvres yeux qui te regardent dans ta tête. Sens le souvenir de sa caresse sur ta tête d’enfant le soir ou tu avais de la fièvre. Que dois-tu faire à présent pour bien faire ? Lui tenir la main ? Est-ce si simple ? Ne le tueras-tu pas en le faisant ? Ne ramèneras-tu pas la maladie à la maison ? Et ainsi de suite. Comment faire pour bien faire. Il faut philosopher.
N’est-il pas aussi urgent et aussi efficace pour chacun d’entre nous de savoir quoi faire dans de telles situation que d’avoir un avis sur l’efficacité de la chloroquine ? Mais tiens ! Pendant qu’on y est, parlons-en. Si ton vieux ou ton petit a des symptômes respiratoires bizarres, lui donneras-tu de la chloroquine en début de maladie même si – disent d’aucuns – son efficacité n’est pas prouvée ? Même si dans certains cas un risque peut exister ? Non, ce n’est pas une question de pharmacie. Là encore, c’est une question de philosophie et de morale personnelle. Et qui sait par quel bout prendre la question ? Chacun va et vient dans les couloirs de son esprit. On avait oublié où on avait rangé les réponses. On sait bien qu’il y en avait. « Ma mère m’a toujours dit… ». Mon père disait ». « On dit que Dieu commande… ». « Je me demande si… » Misère ! Tu tournes comme un fauve dans la cage de tes doutes.
Hé, programmateur de télé, éteins les phares de la voiture ; il y a un lapin sur la route ! Invite des philosophes sur tes plateaux. Posez-leur les questions embarrassantes qui nous torturent. Je suis certain que ça nous intéressera autant que la liste des bons petits plats à consommer sans grossir en confinement. La mort, c’est aussi fort comme sujet de pensée que face caméra cachée. La fin surligne-t-elle la joie du début ? Le délai illumine-t-il son contenu ?
La réunion de Macron avec les chefs religieux et les associations laïques qui n’ont pas eu honte de participer à cette comédie officielle avait-t-elle pour sens de l’aider à mesurer le sens moral de sa décision hasardeuse et impréparée à propos du 11 mai ?
Si l’on fait de la philo à l’Élysée, pourquoi pas à la télé ? Et pourquoi pas au Parlement au moment où il faudrait voter à propos du tracking.
Que faire pour bien faire si on nous fait l’honneur de penser que notre liberté individuelle vaut bien une décision collective et donc un vote ? Questions. Ta liberté vaut-elle le risque du COVID 19 ? Les gens que je croise sont-ils d’abord des suspects ? Suis-je d’accord pour être d’abord un suspect aux yeux des autres ? Si on veut savoir qui a le COVID 19 ne va-t-on pas exiger demain de savoir aussi qui a le SIDA, la grippe, des dettes impayables, des antécédents judiciaires ? Si je refuse le tracking, suis-je dangereux ou bien prudent ? Suis-je un sujet humain ou bien un objet humain ?