Discours de Jean-Luc Mélenchon prononcé à La Paz (Bolivie) le 23 avril 2021 en présence notamment du président de Bolivie, Luis Arce, et du vice-président de Bolivie, David Choquehuanca.
« Je remercie les autorités boliviennes, et en premier lieu vous, Monsieur le Président Luis Arce, et vous, Monsieur le vice-Président Choquehuanca, pour l’honneur d’avoir été invité à intervenir devant vous. Pour le plaisir de voir le drapeau de ma patrie, ici, aux côté de ceux des peuples représentés dans cet évènement.
Le moment de notre rencontre est grave.
Un objectif nous était fixé par la première enquête du GIEC en 1990 et en 1992 au premier Sommet de la Terre à Rio de Janeiro. Il s’agissait d’empêcher le changement climatique dont on voyait apparaître les prémisses. Déjà l’humanité entrait en dette écologique dans des délais qui se réduisaient de façon claire. Cet objectif est mis en échec et il faut l’admettre pour savoir comment reprendre l’action.
L’alerte n’a pas été prise au sérieux. Le résultat est là.
Le changement climatique est commencé.
Il est irréversible.
La dynamique de ce changement obéit à des lois physiques qui modifient fondamentalement les conditions de la décision politique. Nous entrons dans une ère d’incertitude permanente et structurelle.
Le climat est un système global qui se stabilise à la limite de l’équilibre. S’il est impacté trop notoirement par d’autres facteurs physiques, il bifurque vers un autre état global. Le passage d’un état à un autre n’est jamais linéaire. Il est brutal et bifurque complètement vers un nouveau point d’équilibre. Entre les deux états se produisent de façon imprévisible des paliers et des réorganisations générales des biotopes.
Il s’agit alors de gouverner à l’ère de l’incertitude écologique permanente.
Je me permets de proposer quelques éléments de réflexion pour adapter la décision politique à la nature du problème que nous devons gérer.
Certes, les engagements de l’Accord de Paris sont une première base pour cela. Mais il est inutile de cacher que ses objectifs sont en cours d’échec. Les engagements adoptés par les États conduisent à un réchauffement de 3,5°C au minimum, loin des objectifs décidés. Rares sont les États qui amorcent une réelle décrue de leur production de gaz à effet de serre.
De telles feuilles de route inadaptées sont justifiées par d’innombrables raisons qui souvent ont une légitimité locale ou historique. Mieux vaudrait plutôt fixer une ligne de conduite, à partir d’un principe simple et universel. Il s’imposerait à toutes les Nations comme guide d’action dans les conditions que chacune fixerait souverainement. Un principe simple. Appelons cela « la règle verte ». Elle se formulerait ainsi : ne pas prendre à la nature davantage que ce qu’elle est en état de reconstituer dans un délai vérifié. Sinon, qu’est-ce qu’un modèle économique soutenable ?
Mais quelle que soit la norme, nous savons tous qu’elle ne vaudrait rien sans la légitimité d’un cadre juridique contraignant adopté par le système international mondial. Et il faudrait alors le munir d’un système de sanctions appliquées aux responsables publics ou privés dont les actes attenteraient aux biens communs de l’humanité. L’idée du tribunal climatique international proposé par la Bolivie me semble être spécialement bienvenue. Si le nouvel ordre écologique mondial n’est pas légitimé par la loi ni protégé par la contrainte et la sanction, il est vain de compter sur la seule bonne volonté ou les mécanismes de marché pour le faire.
Je voudrais aborder un autre thème. Nous convergeons souvent pour parler de « biens communs » de l’humanité. Le mot désigne bien les composantes des cycles fondamentaux qui rendent possible la vie de notre espèce. L’eau, l’air, le sol, la biodiversité comme totalité, la génération forment des cycles interdépendants. Ces cycles sont planétaires et globaux. Mais nos peuples sont organisés en nation. Ce cadre est le plus pertinent pour produire des décisions acceptées car il permet un contrôle des citoyens. Cependant, le mot « bien commun » désigne un régime de la propriété collective qu’une majorité ne sera pas prête à accepter aujourd’hui. De plus, les biens déclarés « communs » seraient-ils soustraits à la souveraineté des peuples et des nations ?
L’exemple du régime du pôle sud y pousserait. La perspective de l’expansion vers de nouveaux mondes dans l’espace devrait y conduire. De même, le cadre juridique en discussion à l’ONU pour les grands fonds marins montre que c’est une direction possible. Pour autant, dans l’urgence on peut aussi proposer un système placé sous le contrôle des états souverains. Un « bien « serait déclaré « commun » parce qu’il engage l’intérêt général humain. Il serait soumis à des règles de gestion qui seraient convenues entre nations. Mais elles seraient gérées et mises en œuvre par les nations en toute indépendance. Alors, l’intérêt national ou pluri national et l’universalisme y trouveraient leur compte. Et nous ouvrerons une ère nouvelle de la diplomatie.
Je le répète : le changement climatique est commencé. Le défi qu’il lance à la civilisation humaine doit trouver sa réponse dans un nouveau cadre légal national et dans un nouvel ordre international se construisant en défense de l’intérêt général humain. Celui-ci est défini par le devoir de protéger le seul écosystème compatible avec la vie humaine. Ce devoir a un contenu social. Celui de prendre en charge financièrement l’adaptation matérielle des communautés humaines au bouleversement climatique permanent.
Alors il est temps de dire que l’harmonie avec les cycles de la nature dépend ainsi de l’harmonie entre les êtres humains eux-mêmes. Éradiquer les inégalités sociales, le racisme, les discriminations de toutes sortes qui divisent les sociétés et qui les déchirent, sont des tâches écologiques urgentes, des tâches d’intérêt général humain. Il s’agit de rendre possible l’unité du peuple humain.
La mise à contribution de chacun pour participer au financement des changements de process de production, d’échange et de consommation est un impératif. Donc la défense de la cupidité financière actuelle ne peut être notre futur.
En définitive, nous sommes les contemporains d’une réalité qui peut s’imposer à nous. Face au péril climatique peut se former un peuple humain conscient de sa communauté de destin. Un peuple humain libre parce qu’il respectera les différences culturelles qui constituent ses diverses communautés et permettra aussi à chaque individu d’adopter ce qu’il croit le meilleur pour lui dans ce qu’il voit les autres adopter. L’unité du peuple humain est à ce prix. Le processus de créolisation que l’Amérique du Sud pratique depuis si longtemps pourrait devenir la règle de la nouvelle ère. À l’heure du défi climatique et de la conquête de l’espace, ce serait une nouvelle adaptation de l’humanité à son nouveau biotope.
Cela me conduit au rôle des savoirs humains scientifiques et traditionnels dans la décision politique. Entre l’état climatique antérieur (et tout ce qui va avec) et la prochaine stabilisation du système du climat, il y aura une longue phase de changements permanents de plus ou moins longue durée chacun. La politique comme art de gérer l’imprévu et le chaos relatif dans lequel nous entrons est une science politique nouvelle, balbutiante. Elle dispose de peu de points d’appui et certains sont déjà bien discutés. Le principe de précaution, par exemple, est un des rares outils de cette nouvelle ère. Et on voit bien notre difficulté à faire accepter le thème de la planification comme récupération collective de la gestion du temps long face au temps court du cycle de la finance. On devine ce qui nous attend au moment de prendre des décisions sur la base de calculs de probabilités…
Hélas, l’idée que la tradition serait mieux équipée pour affronter la situation est une erreur majeure. Les capteurs biologiques sur lesquels s’appuient les savoirs traditionnels se fracassent aussi tous ensemble. Par conséquent, le cycle de la nature, celui des coutumes et des pouvoirs politiques correspondants, sont engloutis avec le changement climatique. Plus rien ne se passe comme prévu. Et l’adversaire du cerveau humain, c’est l’imprévu. Et en même temps, c’est son plus puissant stimulant.
Nous sommes en effet la seule espèce qui s’est montrée capable de changer de biotope par ses migrations, alors que toutes les autres sont étroitement dépendantes du leur. En fait, les cycles de la politique et ceux de la nature n’ont jamais cessé d’être bien plus étroitement liés qu’on ne l’a admis dans l’ère moderne. Et nous le savons bien nous autres Français après avoir pu constater comment les grands froids, liés à l’éruption volcanique en 1783 du volcan Yaki, au sud de l’Islande, ont provoqué par la crise agricole une exaspération de tous les facteurs qui menèrent à la Révolution de 1789. Dorénavant ces cycles sont liés dans une forme nouvelle.
Dans le moment des incertitudes, la science donne des points d’appui essentiels. Mais on ne peut dissocier la Science des conditions de sa production. Je parle ici, bien entendu, des crédits de recherches, des investissements matériels pour le recueil des données et la modélisation des scénarios. Mais le respect de la règle de la diffusion gratuite des données recueillies et des interprétations de celles-ci est bien mis à mal par la logique des brevets et de la marchandisation des savoirs. Et ce n’est pas tout. La continuité de la prise de mesure et de la diffusion de celle-ci est la condition d’une connaissance approfondie utilisable pour décider à temps une action préventive sur les systèmes étudiés. Mais l’acheminement des données et leur recueil dépendent de réseaux complexes. Dès lors, les pandémies, les confinements et les fins d’activité pour cause de crédits ou de « rentabilité » produisent des interruptions qui peuvent être finalement très dangereuses. Car pour modéliser correctement, pour prévoir efficacement, il faut une masse de données toujours plus fraîches, diversifiées et universellement accessibles. La condition initiale du savoir nécessité l’existence de tels réseaux, libres d’accès pour tous et sans cesse augmentés par tous.
La décision politique raisonnable à l’ère de l’incertitude est-elle possible sans cela ?
La mobilisation pour la liberté de licence sur les vaccins contre la Covid montre qu’un grand nombre de peuples y est prêt. Mais on voit aussi comment la cupidité sans bornes des intérêts privés peut y faire obstacle. De même, après avoir vu comment la déforestation et les élevages super intensifs se combinaient pour déclencher des zoonoses à répétition et des pandémies de plus en plus fréquentes, nous devons constater qu’aucune décision n’a été prise ni ne s’envisage, pour interdire ces deux causes.
Au fond, la civilisation humaine doit se réorganiser autour de la réponse à une question d’orientation politique : tous ensemble ou chacun pour soi ? Tous ensemble, l’humanité garde ses chances d’avancer et de perdurer. L’humanisme de notre époque est un collectivisme de type nouveau pour l’harmonie entre les êtres humains et avec la nature, ce qui englobe dans un même souci et un même projet toute la biodiversité. Tel que la Journée de la Terre le propose.