Interview publiée le 14 octobre 2021 dans l’Obs.
Vous avez affronté Eric Zemmour lors d’un débat télévisé très suivi. Vous souhaitez, selon les mots de votre directeur de campagne, dégonfler la baudruche ». Avez-vous le sentiment d’avoir atteint votre but ? Certains vous accusent au contraire d’avoir alimenté le phénomène…
C’est injuste ! Il fallait faire cesser l’impression ressentie à la base d’une sorte de consensus raciste de la scène politique. Des millions de gens dans ce pays sont ou ont des proches de confession musulmane, ils vivent avec une très grande anxiété et comme une blessure le discours raciste et antimusulmans devenu médiatiquement dominant. Nous sommes si peu à résister ! Nous nous sentons le dos au mur. A l’Assemblée, nous avons été seuls à nous opposer à la loi séparatisme ». Seuls à ne pas aller manifester avec les policiers factieux. Sans nous, qui donnerait ce signal ?
Vous n’êtes quand même pas si seuls à lui résister…
Ah bon ? Il y a ceux qui se taisent, ceux qui n’ont rien dit quand nous avons été traités d’islamo-gauchistes, pensant que ça allait nous disqualifier, et ceux qui font des concessions. J’entends Arnaud Montebourg dire que la peur du « grand remplacement » est compréhensible. Vous vous rendez compte ? Quand Léa Salamé me demande, sur France 2, si j’entends la peur des quartiers « tombés aux mains des islamistes », je dis non ! Qu’il y en ait tenus par des caïds, oui, mais les islamistes, c’est autre chose… Tout le monde est-il devenu fou ? Ne cédons pas un mètre de terrain ! Le sujet, ce n’est pas une joute entre Zemmour et moi, c’est l’unité du pays. Il y a 6 millions de musulmans français. On nous parle de deuxième ou de troisième génération… Mais il s’agit de Français, point ! Avec ce débat, je lançais un signal de ralliement antiraciste de grande portée. Plus de 9 millions de Français en ont au moins vu des passages.
Comment expliquer la dynamique Zemmour dans les sondages ? Est-ce une bulle ?
Non, c’est une réalité : le glissement vers l’extrême droite de toute la droite. Il siphonne Le Pen et Bertrand. Dans le débat sur le « séparatisme », LR a joué la surenchère. On a assez connu, dans l’histoire, la haine entre Français pour des questions religieuses. On ne joue pas avec ça !
N’est-ce pas une façon de dire « Circulez, il n’y a rien à voir » alors que l’immigration ou la place des religions peuvent correspondre à de réelles préoccupations, notamment pour des catégories populaires ?
Pourquoi assigner les milieux populaires aux sentiments les plus vils ? Ils vivent dans les lieux les plus mélangés : ils ne sont pas les plus racistes. Ils sont bien plus concernés par le niveau des salaires et des retraites que par les délires sur l’islam. Les gens qui parlent des quartiers islamisés n’y mettent pas les pieds. Ils projettent leurs angoisses. Mais, oui, il y a bien une classe moyenne supérieure qui hésite. A Paris, pour valoriser son patrimoine, elle n’aime pas certains voisinages. Cette classe oscille toujours entre ses modes de consommation qui la rattachent au sommet de la société et les préoccupations des milieux populaires dont elles sont issues et où elles ont peur que retournent leurs enfants. Donc elle flotte. Il est mal vu de se référer aux années 1930 mais j’invite quand même à relire « la Psychologie de masse du fascisme », de Wilhelm Reich. Il analyse le rôle des comportements individuels, la peur du déclassement dans la montée du nazisme.
Que voulez-vous dire par « elle flotte »…
Il y a des jours où cette classe se lève zemmourienne, puis elle déjeune jadotiste et se couche mélenchoniste. Le centre gauche est l’incarnation de cette hésitation. Là, Macron a fait un mal fou. Il a fait tomber des digues en parlant de Pétain comme d’un grand militaire et de Maurras comme d’un grand intellectuel. Non, ce sont deux criminels, antisémites et traîtres à la patrie.
Le total des voix de droite écrase celui de la gauche dans les études d’opinion. La France est-elle de droite ?
Non. Le pays qui glisse dans le racisme et la haine tombe dans un vieux piège : dans toutes les situations de crise, l’oligarchie veut un moyen de diviser le peuple. C’est sa stratégie constante. A l’inverse, notre objectif est de fédérer ce peuple, d’unir la majorité sociologique – pensez au discours de François Mitterrand en 1981 quand il dit « une majorité sociologique est enfin devenue une majorité politique ». Rassembler le plus grand nombre pour qu’il s’émancipe, c’est notre rôle dans l’histoire. Les dominants ont réussi une bonne opération en poussant les gens à se haïr pour des raisons religieuses. La doctrine officielle vient des Etats-Unis et de Samuel Huntington, l’auteur du « Choc des civilisations ». Maintenant, tout le continent européen est infesté. Mais quand vous interrogez le pays, il soutient les idées « collectivistes ». On l’a fait sur les mesures de notre programme : elles font des cartons, entre 60 % et 90 %.
Pourquoi n’ont-elles pas plus de traduction électorale, alors ?
Retraites, salaires, vie chère, nous sommes restés les seuls émetteurs trop longtemps. Nous étions assiégés, mais ça bouge. Je me réjouis qu’on ne soit plus seuls à parler de VIe République, de planification écologique. Hidalgo y vient, Jadot aussi. Mais, pour lui, c’est à l’Etat de « fixer les orientations ». Surtout pas ! Pour nous, c’est à l’Assemblée et aux communes de le faire. Ils n’ont pas mûri le sujet. Mais ils sont enfin émetteurs sur ces thèmes. Il aura fallu marteler pendant dix ans…
Quel serait le scénario pour que la gauche gagne en 2022 ?
Le chemin, c’est la lutte. C’est tout. Expliquer, proposer, convaincre. D’aucuns disent « unissez-vous ». Et que faire des désaccords de fond ? Sur l’Otan, dont nous voulons sortir, sur les traités européens à renégocier, sur le partage des richesses… Pour avoir l’union, il faudrait tout flouter ? Et qui en voudrait ? Chaque fois que j’ai tendu la main, la réponse a été non. On se perdrait à se mettre d’accord sur des ambiguïtés. Notre stratégie, c’est l’union populaire : regrouper sur un programme majoritaire de ruptures claires. Faire voter les quartiers populaires. C’est ce que nous construisons dans cette élection.
Vous faites aujourd’hui peur à une partie de la gauche, comment l’expliquez-vous ?
Je n’ai pas d’explication. Pour les socialistes, je suis un accident de l’histoire. Ils n’ont pas compris les raisons de leur effondrement. Ils ont mis leur échec sur le dos de ce pauvre Benoît Hamon quand c’était le bilan des années Hollande qui était en cause. Ils ont été incapables de renouveler le logiciel social-démocrate. Leur stratégie était de corriger les inégalités par la répartition inégalitaire des fruits de la croissance. Cela suppose une croissance sans fin. Ça ne peut pas marcher, tout le monde l’a compris ! Moi aussi, j’étais productiviste : béton, électricité ! J’ai tellement récité ça dans ma vie ! Et à un moment la réalité vous interpelle : si on continue ça, c’est la catastrophe… Je suis né dans un monde où on n’était que
2,5 milliards d’individus, on sera 10 milliards en 2050. Il faut tout changer pour survivre et vivre mieux. Tout ça, pour eux, c’est comme si ça n’existait pas. Et leur mythe de l’opposition entre réformisme et révolution. C’est absurde : qui veut la révolution armée ?
Au-delà des socialistes, vous faites peur à une partie des électeurs qui peuvent approuver ce que vous dites mais ont des inquiétudes sur votre personnalité.
Je l’entends dans un milieu petit-bourgeois. On m’a fait cinquante fois le coup : « Votre image est abîmée. » C’est vrai que trois secondes de hurlement tous les soirs dans le générique d’une émission de télé, ça n’arrange rien. Mais ça dépend où ! A Marseille, personne ne m’a reproché de tenir tête au policier qui me menaçait de son arme lors de la perquisition dans nos locaux. Je fais un pari sur l’intelligence des gens. Quels que soient les préjugés, à la fin, tout le monde se dit : quel vote efficace puis-je faire ? L’intérêt général prime.
Vous avez toujours proclamé que vous souhaitiez que les « insoumis » soient utiles au peuple. Pourquoi n’avoir jamais dit : « Vaccinez-vous ! » ? En 2009, vous étiez clair, vous dénonciez « ceux qui sèment du scepticisme » sur le vaccin contre la grippe A : « On vaccine d’abord, on discute après »…
Voilà un exemple d’insinuation malveillante ! Pendant des mois, je me suis battu pour la licence libre sur les vaccins. J’ai signé le premier texte international avec Lula pour demander des vaccins pour tous. Je suis allé personnellement le défendre devant le Parlement andin [organe consultatif d’Amérique du Sud, NDLR]. Pourquoi me cherche-t-on noise ? Je ne suis pas Lyssenko, je n’ai pas de doctrine scientifique. Je m’en tiens à ce que dit l’OMS depuis le début : « convaincre plutôt que contraindre ». Elle n’a jamais dit « vaccin obligatoire » et ne le dira jamais car ça obligerait à la licence libre. Et le Big Pharma n’en veut pas. Bref, à quoi bon me tordre le bras pour me faire réciter la doxa ?
Ça vous coûte tant de le dire ?
J’ai dit que j’étais vacciné et l’ai répété à la tribune de l’Assemblée. Mais je dis aux gens : « Je comprends que vous hésitiez. » C’est à se demander si je ne suis pas un des seuls personnages rationnels de la scène. Je prône le recours au calcul bénéfice-risque. N’infantilisez pas les gens ! Combien d’amis très éduqués ne voulaient pas que leur môme soit vacciné ! Qu’est-ce que cela apporterait de plus d’aller dire avec Macron « Vaccinez-vous ! » ? En fait, on me demande de baisser les yeux. C’est un dressage. Etre contre le passe sanitaire, ce serait être contre le vaccin. Il s’agit de me diaboliser en toutes circonstances ! Je me fais faire la leçon par des gens qui n’ont jamais lu un philosophe des Lumières ou les confondent avec EDF !
Vous avez un programme, « l’Avenir en commun », déjà défendu lors de la dernière présidentielle et que vous adopterez lors d’une convention les 16 et 17 octobre. Qu’y a-t-il de neuf dans la version 2022 ?
Il est plus concret et précis. Viendront ensuite des plans d’action par thème. L’idée, c’est de nous montrer prêts à gouverner. Des exemples de nouvelles propositions ? Remplacer le ministère de l’Agriculture par un ministère de la Production alimentaire. Sinon, comment sortir d’une logique productiviste et dire ce qu’on veut faire ? Aujourd’hui, on produit du maïs pour des poules à l’autre bout du monde mais pas des carottes pour la cantine du coin. Mais pour manger bio, il faut de bons salaires. Justice sociale et objectifs écolos : tout se tient. Autre réforme importante à mener, l’organisation administrative de l’Etat.
Que voulez-vous changer ?
Les treize grandes régions créées par François Hollande n’ont pas de sens. Quoi de commun entre Limoges et Biarritz ? On patauge dans l’absurde. Il faut partir des besoins. La grande question du XXIe siècle, c’est l’accès à l’eau pour tous. On peut se passer de tout sauf d’eau ! Son cycle est entièrement perturbé. Quand, en 1974, René Dumont [agronome et premier candidat écologiste à une élection présidentielle, NDLR] avait levé un verre d’eau pour dire qu’elle serait bientôt plus rare que le pétrole, peu l’ont pris au sérieux, mais pas moi. Et il avait raison. Nous voulons donc réorganiser les régions en fonction des bassins versants des fleuves ou rivières. Elles auront ainsi la responsabilité totale de garantir l’accès à l’eau, sa qualité et la police de ses usages.
Anne Hidalgo propose de doubler le salaire des enseignants. « Irréaliste », avez-vous dit, « le PS a perdu sa culture de gouvernement »… On ne peut pas renverser la table sur la question des salaires ?
Cela coûterait 60 milliards la première année. Où les trouve-t-elle ? Promettons ce qui est tenable. D’ailleurs, elle commence à revenir dessus. On se demande si elle avait lu son propre bouquin !
De combien les augmenterez-vous ?
Dès l’élection : 15 % de rattrapage. Et 15 % de plus à négocier avec les syndicats d’enseignants. Cela représente 17 milliards d’euros. On peut le tenir. Comme je mets au point l’impôt universel sur les personnes et les entreprises, je trouve les sous ! Mais je ne veux pas que la question de la revalorisation des salaires efface le reste. L’école a été saccagée parce que ceux qui ont été au pouvoir, M. Hollande inclus, ont accepté la vision néolibérale promue par l’Union européenne. C’est elle qui a voulu faire du savoir une marchandise, et organiser pour ça une compétition entre établissements. La fin de la gratuité de l’école vient de là. Un collège peut désormais déterminer une partie de ses enseignements, un lycée, définir ses spécialités. Si je suis élu, j’abrogerai les réformes de Hollande et de Blanquer sur les collèges et lycées. Je veux que le même savoir soit enseigné partout dans les mêmes conditions aux enfants de France. Pas de contrôle continu au baccalauréat. Pas de spécialités différentes non plus, sinon ça produit un classement entre les lycées. Fin de Parcoursup, ce « brise-vocation » où les jeunes gens n’apprennent qu’à mentir en écrivant dix lettres de motivation différentes. Il y aura davantage d’élèves en fac ? C’est une chance ! On créera les moyens d’accueil ! Et puis il faut que l’école soit dans son temps…
Que voulez-vous dire ?
Si l’objectif est la bifurcation écologique face au changement climatique, cela doit se traduire à l’école. Il faut former les salariés qualifiés pour affronter ça. Pour cela, relancer la recherche et l’enseignement professionnel. Nous rétablirons le bac pro en quatre ans, créerons des établissements du CAP au BTS, et une allocation mensuelle pour chaque lycéen du professionnel à 1 063 euros à partir de 16 ans ! Sinon, où trouver, par exemple, 5 000 ouvriers spécialisés pour démanteler les centrales nucléaires ? Et les 300 000 paysans pour faire de l’agriculture bio partout ? Nous répondons : on les recrute et on les forme jeunes. C’est incroyable : la culture gouvernementale maintenant, c’est moi ?
Vous souhaitez aussi réformer la recherche…
Il faut refonder la recherche fondamentale. Reversons-lui les 7 milliards d’euros de crédit d’impôt recherche. Car il y a des lacunes insupportables. Exemple : nous avons 56 réacteurs nucléaires. Combien de chercheurs travaillent sur la baisse de la radioactivité des déchets ? Zéro ! Le fond, c’est d’arrêter de poser comme but l’application pratique des sciences. On n’a pas trouvé l’électricité en améliorant la bougie ! Nous voulons davantage de sciences humaines quand la société est si malade. Stop à l’évaluation permanente et sa paperasse. Ras-le-bol de la précarité : on titularise tout le monde. Commencer au CNRS à 1 400 euros, ça suffit ! Un capitaine de police, c’est 2 400 euros à bac + 3. Il faut aussi fixer les domaines urgents où investir : selon moi, la mer, l’espace et le numérique sont les trois directions du futur. Ce sont des mines de savoir, de développement, d’innovation. Et d’enthousiasme !
Vous avez proposé une année blanche pour les profits du CAC 40. Comment pouvez-vous l’imposer ? Ne risqueriez-vous pas de ruiner la place financière de Paris ?
Il y a eu une année blanche pour tant de petites entreprises ! Pourquoi pas pour eux ? Surtout quand on voit comment les principales fortunes de France ont augmenté non seulement en valeur mais aussi en proportion du PIB. Je ne l’impose pas avec un fusil mais par la loi. Je copie la loi Jospin qui avait permis de réquisitionner 12 milliards de francs. Là, c’est 51 milliards d’euros. Soit un million d’emplois pour un an qui relancent l’économie par la consommation.
Vous avez proposé un débat de politique étrangère au président de la République, notamment sur la présence française au Sahel. Si vous étiez élu, vous retirez les troupes françaises du Mali ?
L’Assemblée a voté pour cette opération en 2013 et depuis huit ans plus rien. Le coût : 5 milliards ! 2 millions par jour. C’est l’opération la plus coûteuse depuis la guerre d’Algérie. Je ne dis pas « on plie bagage tout de suite ». Mais quel est le projet politique ? Quelles sont les conditions pour pouvoir partir ? Et si les Maliens ne veulent pas qu’on reste, on s’en va tout de suite.
Vous n’étiez pas à la manifestation pour défendre les Ouïghours avec Raphaël Glucksmann ou Yannick Jadot. Quelle ligne adopteriez-vous face à la Chine sur ce sujet ?
Clémentine Autain nous y représentait. Les droits des Ouïghours doivent être respectés et ceux des Rohingyas également. J’ai toujours défendu la liberté et la dignité humaine. Ce qui ne veut pas dire que je m’alignerai sur ceux qui parlent de génocide, ce que ne fait aucune grande ONG. Et cela ne fera pas de moi un partisan de la guerre froide avec la Chine, j’y suis absolument opposé !
Est-ce votre dernière campagne ?
Sur mon nom ? Je crois, oui. Une fois élu, je ne redoublerai pas. Je mettrai en place la constituante. Je ne plaisante pas en vous disant : « Je vais être élu ! » C’est possible. Il y a deux mois, les experts nous disaient que le second tour serait forcément entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Et maintenant voilà Zemmour… La situation est extrêmement volatile.