Nul ne disconviendra que la gauche française traverse l’une des crises idéologiques les plus profondes de son histoire. Qu’il s’agisse de la politique économique, de l’Europe, des migrants ou du terrorisme, il n’est pas un seul enjeu fondamental où un espoir de consensus se dessine à l’horizon du camp progressiste.
Le point de non retour a peut-être été atteint avec le projet de réforme constitutionnelle du gouvernement (qui ne comporte pas seulement l’article sur la déchéance de nationalité). A l’intérieur même du Parti socialiste, le conflit porte désormais sur la nature de l’État de droit, ce qui n’est pas une mince affaire, même pour des dirigeants politiques habitués à mettre beaucoup d’eau dans leur vin.
Dans un contexte aussi délétère, on pourrait croire que toutes les opportunités d’aggiornamento sont les bienvenues. C’est ce qu’ont dû penser les signataires d’une pétition qui, autour de Thomas Piketty, ont réclamé l’organisation d’une primaire qui réunirait tous les candidats potentiels de la gauche et des écologistes lors de la prochaine élection présidentielle[1].
Conscients du fait que l’un des principaux obstacles à l’unité de la gauche réside dans la politique menée par François Hollande, ils préconisent une solution qui, du moins en apparence, ne s’abrite pas derrière l’évidence présidentialiste. Dans le schéma préconisé par les pétitionnaires, Hollande devrait lui-même se soumettre à une telle présélection par les urnes. N’est-il pas souhaitable de soumettre la politique présidentielle au verdict des électeurs de son camp?
Pour autant qu’on l’applique même au Président en exercice (ce qui ne se fait nulle part pour l’instant), la logique des primaires a le mérite de rejouer la légitimité démocratique à la fin de chaque mandat. Mais, même de ce point de vue, le bénéfice est ambigu. Loin de limiter la personnalisation de la politique, les primaires consacrent le système présidentiel.
L’exemple américain montre parfaitement ce que l’institutionnalisation des primaires fait à la politique: campagne électorale permanente, financiarisation exponentielle de la vie publique, personnalisation à outrance des enjeux. On cite toujours Barack Obama pour vanter les primaires ; c’est malheureusement Donald Trump que nous avons aujourd’hui sous les yeux. Dans les conditions actuelles du débat public, rien ne garantit que ce mode de désignation favoriserait l’émergence d’un «Pablo Iglesias à la française», ce qui est peut-être le rêve secret de Thomas Piketty et de quelques autres.
Après l’adoption absurde du quinquennat, les primaires achèvent en effet de soumettre le temps politique au temps médiatique, les joutes oratoires l’emportant de manière définitive sur la confrontation des projets. A un moment où le système présidentiel français manifeste dramatiquement ses limites, la réduction de la politique à un concours entre têtes d’affiches ne peut qu’aggraver le discrédit du politique.
Les partisans des primaires (Terra Nova en 2012, la gauche du PS aujourd’hui) insistent sur la légitimité que le vote citoyen apporte au futur candidat. Déjà discutable en principe, cette réduction de la légitimité à l’élection est contredite par les faits. Pour ce qui est du passé, on peut juger de la « légitimité citoyenne » dont a pu bénéficier François Hollande : sa courbe de popularité s’est effondrée dès le lendemain de son accession à l’Elysée. Les millions de voix récoltées lors des primaires socialistes n’ont rien fait pour garantir une légitimité qui s’est d’abord abîmée sur les promesses non tenues.
Au contraire, un des vices principaux de l’élection du Président de la République au suffrage universel est de convaincre l’heureux élu qu’il dispose d’une légitimité à toute épreuve. Autrement dit, adoubé deux fois par le suffrage populaire (celui des primaires et celui de l’élection proprement dite), il se croit doublement autorisé à ne tenir aucun compte de ses promesses de campagne (par exemple la renégociation du Traité européen sur l’équilibre budgétaire). Nous savons déjà que les primaires sont une machine à s’affranchir un peu plus du sérieux de la parole publique.
Pour ce qui concerne l’avenir, les partisans des primaires affirment que la procédure est tellement populaire que tous les partis seront contraints de l’adopter. Comment expliquer, alors, que le seul parti qui, à coup sûr n’y recourra pas (le Front national) se porte aussi bien? La logique de la Vème République est plus que discutable, mais tant que l’on n’aura pas rompu avec elle (ce que les pétitionnaires ne proposent nullement), elle s’impose de manière implacable.
Dans l’état actuel des institutions, la seule véritable « primaire » est constituée par le premier tour de l’élection présidentielle où les citoyens sont invités à trancher entre les candidats et les projets qu’ils portent. Que l’articulation entre un candidat et un projet ne soit « naturelle » que pour l’extrême-droite en dit long sur l’état de la démocratie française. Mais aucun recours à des primaires ne sera en mesure de répondre à cet état de fait.
Car les primaires ne sont qu’un moyen de déléguer aux électeurs le soin d’arbitrer les conflits idéologiques que les partis sont incapables d’affronter. Comme il est exclu de faire voter les citoyens sur des motions programmatiques (ce qui aurait déjà plus de sens), on les invite à se prononcer sur des personnalités.
Y a-t-il là un bénéfice démocratique quelconque? La démocratie implique la participation du peuple à l’élaboration de la loi, pas seulement le petit avantage narcissique de désigner le chef. Dans cette désignation, les sondages font office de critères : en 2007 (primaires militantes) comme lors des dernières élections présidentielles (primaires ouvertes), ce sont eux qui ont joué le rôle principal dans la désignation du candidat socialiste. Hélas, le procédé n’est vertueux que le temps d’une campagne.
Nous sommes par là ramenés au point de départ : l’éclatement de la «gauche» française qui fait douter même de l’univocité de ce vocable. Y répondre par des primaires, c’est supposer que Jean-Luc Mélenchon pourrait s’engager à faire campagne pour François Hollande (ou pour Manuel Valls, voire Emmanuel Macron…) dès le premier tour, et vice versa. Il suffit de poser la question pour y répondre.
Il faut manifester une solide croyance dans la magie du vote populaire pour penser qu’il suffira à combler l’abîme qui sépare les positions politiques de ceux qui se réclament du mot de «gauche». L’adage selon lequel «quand on ne sait pas décider, on vote» fonctionne ici à plein. Il peut, à la rigueur, fonctionner le temps d’une campagne. Mais quand est venu le temps de gouverner, les équivoques éclatent au grand jour, accroissant encore un peu plus la défiance des citoyens pour la parole publique.
Les primaires sont comparables à des soins palliatifs qui évitent à la gauche (on en dirait à peu près autant de la droite classique) de regarder en face ses propres contradictions. Encore le remède participe-t-il ici au mal: les primaires ôtent aux militants des partis le droit de participer à l’élaboration des programmes pour les réduire au statut de supporters mis au service d’une écurie présidentielle. Si, à la faveur de la lassitude populaire à l’égard de Nicolas Sarkozy, l’illusion a pu fonctionner en 2012, elle est condamnée aujourd’hui à l’échec.
Michaël Fœssel
[1] Libération, 11 janvier 2016. En plus de Piketty, on compte parmi les premiers signataires: Daniel Cohn-Bendit, Yannick Jadot, Michel Wievorka, Marie Desplechin, Romain Goupil, Dominique Méda, Julia Cagé.