Tribune de Martine Gozlan, rédactrice en chef de Marianne et écrivain, dans le numéro 991 de Marianne.
J’ai découvert avec surprise et tristesse cette affirmation de Michel Onfray dans le numéro 989 de Marianne : «Tant que l’interdiction philosophique sera signifiée d’inscrire le Coran dans sa configuration humaine et historique, un Spinoza musulman ne saurait être possible ou pensable.» La surprise, d’abord : Onfray le philosophe méconnaît curieusement le contexte dans lequel surgit le destin philosophique de Baruch Spinoza.
Né au sein de la communauté juive portugaise d’Amsterdam, le penseur rebelle fut, le 27 juillet 1656, la cible d’un herem, un décret d’excommunication formulé par les rabbins de cette même communauté qui, de toute évidence, ne toléraient pas la prétention du jeune homme à inscrire la Torah «dans sa configuration humaine et historique», pour reprendre l’expression d’Onfray. Ce herem, d’une grande violence, dénonce «des horribles hérésies» et clame notamment : «Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit. Que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais. Que personne ne demeure sous le même toit que lui et que personne ne lise ses écrits.» Spinoza fut agressé par un homme qui lui porta plusieurs coups de couteau. Il garda ce manteau déchiré comme preuve de la folie religieuse. Autrement dit, la révolte d’un Spinoza ne provenait nullement d’une aptitude du judaïsme à rationaliser ses textes, mais de l’inverse : Spinoza disait non aux rabbins.
Et là, vient ma tristesse : comment Onfray peut-il affirmer l’absence de Spinoza musulmans ? N’a-t-il jamais entendu parler de cette pléiade de rebelles dressés d’âge en âge contre l’obscurantisme ? A Bagdad, au IXe siècle, les philosophes mutazilites – littéralement «ceux qui se sont séparés du dogme» – soutenaient que le Coran n’était pas un texte tombé du ciel et se faisaient les champions du libre-arbitre. «Il n’est d’imam que la raison, notre guide de jour comme de nuit», écrivait au XIe siècle le philosophe syrien Abou Ala al-Maari. Au XIIe siècle, à Cordoue, Ibn Rochd, plus connu sous le nom d’Averroès, inscrivit tout son parcours sous le signe du rationalisme. Traducteur d’Aristote, il fut pourchassé par les fanatiques et on brûla ses livres.
Averroès osait écrire : «Quand certaines femmes ont reçu une excellente instruction et montrent des dispositions remarquables, il n’est pas impossible qu’elles deviennent philosophes ou dirigeantes.» Dans le premier quart du XXe siècle, au Caire, l’écrivain Kacem Amine soumet le Coran à des exégèses féministes dans son essai La Libération de la femme. Il appelle au rejet du voile.
À la même période, toujours au Caire, Ali Abderraziq, théologien et juriste, publie L’Islam et les fondements du pouvoir, où il appelle à une séparation de la mosquée et de l’Etat. On brûle ses livres et il est déchu de ses droits civiques. Dans les années 80, d’autres penseurs se dressent. Saïd al-Ashmawy, avec L’Islamisme contre l’islam, est menacé de mort par les intégristes égyptiens. En 1983, Hussein Amine publie Le Livre du musulman désemparé, dans lequel il dénonce tous les archaïsmes. Le Soudanais Mahmoud Taha, qui prône une formidable réforme de la loi islamique, est exécuté à Khartoum, en 1985. Quant au Tunisien Abdelwahab Meddeb, il nous a laissé une œuvre vibrante d’intelligence critique. Des hommes comme nos amis algériens Boualem Sansal et Kamel Daoud, comme le jeune écrivain palestinien athée Waleed al-Husseini, sont les courageux héritiers de ces lumières.
Honneur aux Spinoza d’Orient.