Je n’en parle que pour mieux souligner l’aberration du système de production et d’échange dans lequel nous vivons. Il repose sur le dumping écologique et social. Vend le moins cher celui qui a pu produire avec les salaires les plus bas et sans compenser les dégâts environnementaux qu’il occasionne. Mais une autre condition doit être réunie pour que cela soit profitable. Il faut que le coût de transport des marchandises depuis leur lieu de production jusqu’aux consommateurs soit aussi le plus bas possible.
Le transport maritime de conteneurs, c’est le cœur de la mondialisation et du libre-échange, puisque 90 % du commerce mondial se réalise par mer. C’est parce qu’il y a des dizaines de milliers de ces grandes boîtes empilées comme des briques à bord de gigantesques navires que les coûts de transport sont si bas qu’ils n’impactent plus le coût de la délocalisation d’une production. La maltraitance sociale des marins dans le monde y ajoute ce qu’il faut pour comprimer les coûts réels. Mais comme pour tout ce « qui marche », il n’y a dans ce domaine, comme dans les autres, aucun régulateur autre que le divin « marché ». Il en va de cette activité comme de celle du lait, des cochons ou ce que l’on voudra : rares sont les moments à l’équilibre entre l’offre et la demande. La règle c’est plutôt la crise cyclique. Tantôt il n’y a pas assez de capacité et les cours montent, provoquant une augmentation des moyens de productions, qui enclenche à son tour quasi aussitôt une surproduction.
La principale maladie du libre-échange c’est la concurrence libre et non faussée. Donc comme « ça marchait bien » pour le transport maritime, il s’est commandé et construit des milliers de navires. Beaucoup trop. Du coup les cours du transport maritime s’effondrent. Car chacun transporte moins. La baisse des taux de fret est donc structurelle. Dans cette activité on mesure en EVP. C’est à dire en « équivalent vingt pieds », unité de mesure des conteneurs. En 2015, les armateurs ont réceptionné un nombre record de livraisons de navires : 212 porte-conteneurs sont sortis des chantiers, soit une capacité en augmentation de 17 % de plus qu’en 2014. Dès lors on constate un niveau de surcapacité identique à 2010 avec l’équivalent de 1,3 million d’EVP en trop.
On peut anticiper les pertes pour les armateurs que cette surcapacité va engendrer. 5 milliards de dollars. Car l’activité recule sur toutes les destinations avec une violence particulière sur les lignes entre l’Asie et l’Europe, où la baisse de volumes est de 39 % dans le dernier trimestre. Du coup, si la croissance totale des volumes transportés sur les mers du globe est quand même de 3 %, chacun en transportant moins, le tarif par boîte standard de 40 pieds baisse de façon très violente. Le point d’équilibre est à 1.000 euros. Début septembre on demandait en moyenne 695 dollars sur les lignes entre l’Asie et les ports d’Europe du Nord. Et cela semble devoir s’aggraver avec en vue un tarif de 400 dollars…
Aucun armateur ne peut résister à une telle chute des cours, exactement comme nos pauvres producteurs de lait payés en dessous des prix de production. Les grands armateurs du secteur affichent donc d’ores et déjà des pertes très substantielles. Le français CMA CGM, numéro trois mondial, a, lui, annoncé vendredi 109 millions de pertes. Or ces entreprises paient leurs investissements à crédit, évidemment ! Elles ploient donc sous les dettes. Le crash vient vite. Ce genre de désastre jette de superbes cadavres en pâture. Avec un tiers de ses beaux bateaux tous neufs restant à quai et 4,9 milliards de dette, le numéro un sud-coréen est déjà tombé à genoux. D’aucuns se pourlèchent. Car en 1986 une crise de même nature a livré au dépeçage la flotte de US Lines, alors numéro deux mondial.
Il n’existe aucune échappatoire à la crise majeure qui s’annonce. Certes, les regroupements sont en cours et les gros peuvent avaler les plus petits, comme d’habitude, les bêtes en difficulté de toutes tailles sont des proies plus faciles. On constate donc de grosses bouchées avalées. Pour autant cela ne règle pas vraiment le problème. Car même si des compagnies font faillite, il n’y a pas d’acier retiré de l’eau : on retrouve leurs navires sur le marché. Dans la logique capitaliste, la purge doit intervenir. C’est-à-dire que des capacités doivent être détruites. Il est tout à fait impossible que se produise un retournement de la demande mondiale qui verrait à la fois le commerce réel faire un bond et le nombre des navires disponibles significativement diminuer d’un coup. Par conséquent les destructions de capacité et d’emplois ne vont pas tarder. Et ce sera du lourd. En mer, le libre échange est donc victime de la concurrence libre et non faussée.